Une île, un vieil homme, des naufragés qui viennent régulièrement s’échouer sur ses côtes. L’homme s’attache à enterrer tous ces naufragés anonymes dont les corps se retrouvent sur le sable. Les yeux mangés par les mouettes, la peau en loque, le ventre gonflé d’avoir séjourné dans l’eau, un tatouage sur le cou… « (…) des paquets de chair et d’os livrés par les vents et les marées. » L’homme tire ces corps et va les enterrer dans ce « Jardin des oubliés ». Le cimetière de l’île. Aucune nouvelle du monde ne lui parvient.
Une île abandonnée
Abandonnée par ses habitants, chassés vers le continent par « la modernité ». Mais aussi abandonnée par les riches qui y avaient fait construire des villas somptueuses. Désormais vides, sans vie. Une barrière hostile de la mer isole cette ile du reste de l’océan. C’est « la mâchoire », qui tente de briser tous ceux qui osent s’aventurer à la franchir.
On entrevoit peu à peu le destin de ce lieu délaissé. L’homme s’oblige à entretenir un peu d’ordre et de vie sur cette île. Quand il n’est pas occupé à enterrer un noyé, il passe son temps à réparer ici et là les désordres du temps. Du vent. Des tempêtes qui fouettent cette terre délaissée. Ses deux chiens, fort différents l’un de l’autre, s’appellent Sud et Nord. Ils sont aussi singuliers que leur maître.
Et puis un jour, une femme s’échoue…
Elle est vivante. Mal en point mais vivante. L’homme la retire des flots, prend soin de la sécher, de la nourrir. Pas un mot ne s’échange. On comprend que la femme est muette… et a perdu la mémoire.
Entre ces deux être si étranges, se noue une relation tout aussi étrange. Une femme sans souvenirs et sans parole. Un homme qui a renoncé à l’espoir de parler avec d’autres êtres humains.
L’histoire passe à la première personne : c’est la femme qui narre le récit. Mais sa trame ne s’éclaire pas pour autant. Elle cherche à établir une relation humaine avec le vieil homme, mais quelle relation ? On ne sait pas. Visiblement, elle ne le sait pas plus.
La femme prend la mer sur les bateaux abandonnés dans le port. Elle s’initie à la navigation. Le vieil homme ronchonne mais lui apprend comment conduire ces bateaux. Pour franchir la barrière ? Pour s’échapper de l’île ?
Le récit passe sans transition de la narration à l’évocation de lectures et aux souvenirs d’enfance. La frontière entre les trois espaces se dilue. On ne sait pas… Puis on ne cherche plus à savoir. On se laisse porter par les mots et les émotions qu’ils inspirent.
Une autre femme dans le texte
On peut penser qu’elle n’apparait que dans l’imagination de la femme. Dans ses souvenirs d’enfants. C’est sa mère. Mutique comme elle. Dans le silence d’une solitude douloureuse. Mais avec une « présence ». Incertaine ?
Le vieil homme devient de moins en moins agile. Ses forces diminuent. Il ne peut plus prendre en charge cette île, son île. Il reste chez lui, à sa fenêtre, à observer « son » territoire, à la jumelle. C’est la femme qui le remplace, travaillant, comme lui, à « réparer » les choses de l’île.
Un soir, un bruit sec. C’est un coup de fusil. La femme sait que c’est l’homme qui a mis fin à ses tristes jours. L’homme, sous les mains de la femme (des femmes) passe dans le Jardin des oubliés.
Un peu plus tard, la mère prend un bateau et s’échoue sur des rochers. Où est passé son corps ? La femme se retrouve seule. Cette disparition intervient-elle dans un rêve ? Dans ses souvenirs ?
C’est elle la gardienne de l’île, désormais. Mais elle n’a pas renoncé à quitter cette île. A la barre du vieux chalutier. La barrière secoue le bateau. La femme est emportée. Son corps flotte, ballotté. Il ira s’échouer sur une plage de l’île. Mais qui prendra soin de son corps ? Qui la trainera jusqu’au Jardin des oubliés ? Qui continuera de raconter l’histoire ?
Il y a dans ce récit quelque chose du « Désert des Tartares » de Dino Buzzati. A attendre on ne sait quoi. Ce quelque chose dont on devine qu’il ne viendra pas. Une situation du bout du monde. A proximité d’une frontière inquiétante.
Mais aussi du récit qui évoque, dans la brume lointaine, les tribus menaçantes qui évoluent, lointaines, au-delà de « La muraille de Chine ». Un roman bizarre du japonais KAIKÔ Takeshi.
Quel plaisir de se laisser surprendre (ou prendre) par la lecture de ce nouveau roman de l’écrivain français d’origine algérienne, Mouloud Akkouche. Un texte décalé, tout à la fois éthéré et profond. Est-ce possible d’associer ces deux mots ?
On rêve de trouver le livre qui serait formé des pages arrachées à ce récit. Qui, en s’emboitant, formerait une histoire où seraient recousues les pièces manquantes du puzzle. Et dans le même temps, la vie des personnages. Mais la poésie, la profondeur du récit n’en auraient-elles pas disparu ?
Jacques Ould Aoudia, Économiste, et Vice président de l’association franco- marocaine « Migrations et développement ».