Le programme du Nouveau Front Populaire (NFP) reste enfermé dans la pensée matérialiste, héritière d’une approche étroitement marxiste du monde. Une approche qui est par ailleurs partagée par l’approche libérale qui poursuit d’autres buts avec le même enfermement matérialiste. Cette pensée évacue les dimensions symboliques de l’imaginaire social. Et ce sont ces dimensions symboliques, mobilisant largement les émotions, qui sont manipulées avec succès par les forces d’extrême droite.
Les programmes progressistes et libéraux se répondent en miroir. D’un côté, on demande, pour l’essentiel, le recul de l’âge de la retraite, des hausses de salaire, une justice fiscale en relevant les impôts pour les plus riches. Des mesures oh combien nécessaires pour assurer le « socle social » d’un programme de gauche. Surtout, pour être en phase avec la demande majoritaire de la société après des années de politiques libérales. Une orientation qualifiée pudiquement de « politique de la demande », qui reste essentiellement dans le champ matérialiste.
De l’autre, la pensée libérale, qui a triomphé depuis quelques décennies avec le soutien de la social-démocratie, formule des priorités, tout aussi orientées sur les demandes matérielles. On se doute qu’elles sont orientées à l’opposé, mais restent sur le même terrain. Défiscalisations des puissants, soutiens fiscaux et institutionnels aux grandes entreprises, ce qu’on appelle pudiquement une « politique d’offre ». L’accent actuel mis sur la réduction des déficits publics est la traduction de ce refus d’infléchir la politique fiscale dans le sens d’une plus grande justice.
Ces deux approches « en symétrie » passent à côté d’autres aspirations profondes. Des aspirations, pour l’essentiel, qui touchent au champ symbolique. Elles ne sont pas opposées aux demandes matérielles, mais s’y rajoutent et peuvent prendre la priorité. Elles comportent une forte dose émotionnelle. On en a vu la trace dans la séquence électorale de cette mi-année 2024 en France.
Refus du mépris
Des aspirations faites d’un sentiment de déclassement, de désirs de reconnaissance. De refus du mépris que les élites urbaines, instruites, multiculturelles, sensibles à l’écologie, répandent à profusion dans le « champ culturel » dominant. Le succès des émissions-télé nauséabondes qui, tout à l’opposé, revendiquent haut et fort les saillies racistes, sexistes, homophobes, témoigne de cette coupure entre les uns, policés, urbains, ouverts sur les diversités, et les autres du monde « exclus ». Des personnes largement hors des métropoles, pour qui ces émissions sonnent leur revanche.
Une demande de prise en compte, que les Gilets jaunes avaient formulé largement. Et à laquelle le pouvoir n’a répondu que par la violence, des compensations matérielles dérisoires, et une pseudo concertation faite pour noyer le poisson.
Ce travail de reconnaissance emprunte d’autres voies que les grandes déclarations politiques au niveau national. On peut s’étonner que les performances de l’extrême droite en France s’effectuent sans un grand investissement sur le champ politique national. Quelques idées simples martelées (migration, sécurité) suffisent à assurer la progression des leaders de ces partis. L’essentiel se fait sur le terrain, dans la proximité. Où s’exprime le partage de ces sentiments d’exclusion, de non prise en compte par « les élites parisiennes ». Ce qui explique que l’agitation parlementaire des députés Insoumis est aussi peu efficace. Elle ne « mord » pas sur une immense masse de la population qui reste loin de ces débats centralisés et éloignés de leurs ressentis.
A l’envers, le travail au quotidien des militants d’extrême droite apporte de la considération, de la reconnaissance aux personnes qui se sentent délaissées, non écoutées par le centre, par les politiciens. En mot, déclassées. Sentiment accru par l’idée d’injustice dans les affectations des politiques sociales : on en fait trop pour les migrants, rien pour nous !
Et la migration dans tout cela ?
On s’étonne souvent des scores de l’extrême droite dans les régions où aucun immigré n’est présent. Alors ? Je relie le facteur « immigration » dans ce vote pour l’extrême droite à la façon dont les élites urbaines, éduquées, bénéficiaires symboliques de la mondialisation, promeuvent la réussite de figures de l’immigration. La mise en exergue de ces réussites, de ces talents qui éclosent sur le sol de France (artistes, journalistes, intellectuels, sportifs…) accroit, pour les pires des raisons, ce sentiment de déclassement.
Faisons un détour par le Brésil des premières présidences de Lula (2003-2011), pendant lesquelles le fléau de la faim, qui affectait majoritairement les Noirs pauvres, avait été considérablement réduit. Ce progrès social incontestable a poussé, par dépit, une partie des classe moyennes blanches vers les mouvements d’extrême droite. Et Bolsonaro en a recueilli les fruits lors de son élection en 2019.
La sociologue Sylvie Laurent a analysé ce phénomène aux Etats Unis. Dans son ouvrage « Pauvres petits blancs », elle montre comment la lutte pour les Droits Civiques des années 1960 a poussé les classes populaires blanches déclassées par la mondialisation (désindustrialisation) vers les fractions les plus extrémistes du Parti Républicain. Avec l’argument de l’orientation trop favorables aux Noirs des aides sociales. D’une pierre deux coups : on divise les pauvres avec le racisme et on délégitime les politiques sociales. Reagan puis Trump ont récolté ces fruits.
Une profonde refondation des bases de l’élaboration politique des mouvements progressistes est nécessaire. La dimension matérialiste doit être remise à sa juste dimension sans prendre tout l’espace. Elle doit laisser une place aux facteurs symboliques de reconnaissance, qui passent le plus souvent par le contact personnel. Loin des déclarations de tribun à l’échelle nationale. Avec une attention toute particulière aux effets sociaux sur les couches moyennes du rehaussement des statuts des couches ostracisées.
Jacques Ould Aoudia est Économiste, et Vice président de l’association franco- marocaine «Migrations et développement ».