Une ouverture riche en éléments visuels instaure une sorte de programme. Un dialogue de signes énonçant une rhétorique dont se réclame le nouveau film de la jeune cinéaste Jihane El Bahhar. Le dessin sur une citation d’anthologie s’inspirant du patrimoine poétique s’anime par un fondu enchainé très poétique. Une vue aérienne d’une cité que l’on découvre au fur et à mesure d’une fuite. On craint le cliché rendu par l’usage des drones dans plusieurs films. Mais très vite El Bahhar rectifie le tir et ramène ces images qui induisent un non point de vue sur un espace qui affiche une certaine cohérence pour nous ramener sur terre. La dichotomie entre le dessin manuel versus image animée et l’opposition entre le haut et le bas se traduisent par une première confrontation entre gangs. Le récit nous introduit dans cet univers par pallier comme imprégné par l’esthétique du geste du dessinateur
Pour son deuxième long métrage, Jihane El Bahhar a opté pour un exercice délicat : aborder un sujet grave, quasiment inédit dans notre filmographie, en l’occurrence le trafic d’organes dans un style qui ne renie pas la poésie ; qui convoque l’amour. Un style nourri de tendresse, d’empathie envers ceux d’en bas. Certes, la jeune cinéaste reste dans le registre de la comédie. Genre qui lui a réussi très bien puisque son long métrage « Au pays des merveilles » avait caracolé en tête de box-office pendant plusieurs semaines et s’inscrit en bonne position dans la liste très étroite des films qui ont réalisé des records d’audience inégalés. Sauf que cette fois c’est une comédie noire (il y a beaucoup de scène de nuit, d’espaces fermés…) et dont le récit est porté par une structure narrative polyphonique ; une configuration originale relevant du film choral (la référence du genre étant Crash de Paul Haggis). Une configuration aux apparences complexes puisqu’elle fait croiser trois histoires, autour de trois couples aux destins différents qui se rejoignent dans une issue tragique. Tragique mais qui ne manque pas de promesse de rédemption grâce à l’amour auquel le film est dédié et comme le suggère éloquemment le beau plan final qui clôt le film.
Jihane El Bahhar met la périphérie au centre du récit. En effet, il y a quelque chose de pasolinien dans cette descente aux enfers. Dans cette vision conjuguant le vulgaire et le sublime. Dans le réalisme qui décrit la vie des gangs ; dans la violence verbale, physique et symbolique qui traverse les rapports entre les personnages et entre les personnages et leur environnement. Il y a une violence des images car le film ne cherche pas à éluder l’horreur qui caractérise ce trafic morbide. El Bahhar n’hésite pas à montrer les détails mais ce n’est pas montrer pour montrer, plutôt pour démontrer. Démontrer jusqu’où la cupidité et la soif de l’argent facile peuvent gangrener le tissu social au détriment des valeurs élémentaires. En montrant les ravages de la misère noire, le film relève d’un pamphlet impitoyable dans la lignée de la grande comédie sociale italienne. Pour Jihane El Bahhar, le registre comique est la voie royale pour dresser un constat accablant d’une cruelle drôlerie. Le film ne cache rien (pédophilie ; trafic d’organes ; maltraitance de l’enfance ; déliquescence de la famille ; réseaux mafieux occultes ; états de délabrement du système de la santé publique…). Il est à l’image de ce personnage extraordinaire qu’est Souad (excellente Majdouline Idrissi) : vraie ou fausse infirmière aux allures d’ange qui cache un monstre. Son interprétation intrigante indique l’autre ressort qui porte le film, celui de l’investissement des acteurs dans la réussite du projet. Jihane El Bahhar aime ses comédiens ; on sent qu’elle ne les dirige pas mais les met en situation de s’imprégner du rôle et de se le réapproprier avec intensité. Cela nous donne, in fine, un jeu à la hauteur des enjeux. Avec la cerise sur le gâteau, la grande révélation du film, Hind Benjbara. Elle signe ici indéniablement son meilleur rôle. Elle sort de l’image stéréotypée où l’avait enfermée ses rôles à la télévision pour s’épanouir dans un registre tragique, humain qui illumine l’écran comme pour annoncer une naissance. La naissance d’une nouvelle étoile.
Mohammed Bakrim, critique de cinéma, président du ciné-club Nour-Eddine Saïl