Faouzi Bensaidi ne fait pas du cinéma mainstream ; il ne fait pas des films pour plaire à tout le monde. Il fait confiance au spectateur. Son cinéma suppose un récepteur actif ; convoque un spectateur engagé avec lui dans le projet de réception/création du film ; un pacte commun de construction de sens. Celui-ci compris comme processus qui s’enrichit au fur et à mesure de la maturation de la rencontre. Aux antipodes d’un cinéma où le spectateur est assigné à résidence. Avec « Jours d’été », son nouvel opus, il offre au spectateur une expérience ludique et tonique. Ludique parce que « Jours d’été » se laisse voir comme une comédie légère et grave où les comédiens se livrent à cœur joie, dans des registres de jeu différents. Tonique, enrichissant l’esprit car œuvre (cinéma) dialoguant avec une autre œuvre (théâtre). Je rappelle que le film est librement inspiré d’une pièce de Tchékhov, ce faisant il réhabilite l’intelligence. J’ai découvert le film la première fois à Marrakech ; j’ai parlé de film-balade tant on est heureux d’être emporté par la gaieté qu’il dégage. L’atmosphère joviale qui l’anime malgré le drame qui profile à l’horizon. La sortie publique du film a excité ma curiosité pour aller au texte qui l’a inspiré. J’ai lu la pièce de Tchékhov, La cerisaie (1904) et dans la foulée j’ai revu le film. Le plaisir et le bonheur n’en furent que renforcés.
En revisitant Tchékhov, Faouzi Bensaidi avec ce nouvel opus rejoint la panoplie des cinéastes internationaux inspirés par le grand dramaturge Russe. La liste traverse le temps et l’espace. Il y a d’abord le souvenir cinéphile de deux films programmés dans la cadre de la fédération des ciné-clubs de la belle époque, sous la houlette de feu Nour-Eddine Saïl : « Esclave d’amour » (1976) et « Partition inachevée pour piano mécanique » (1977) de Nikita Mikhalkov. On retrouve aussi dans la liste, les Français Louis Malle (Vaniya, 1994), Claude Miller (la petite Lili, 2003), le Moldave Emile Lotianou (Un accident de chasse, 1978), et surtout Nuri Bilge Ceylan… Plusieurs nouvelles de Tchekhov ont inspiré, en effet, ses films. Toute l’œuvre du cinéaste turc reflète l’univers du dramaturge russe. Je cite notamment « Kasaba » (1997), « Le Poirier sauvage » (2018), « Les Herbes sèches » (2023) …Ce que le cinéaste a appris de Tchekhov ? « C’est l’art de rendre attachants des héros qui ne le sont guère ».
Il n’y a pas, non plus, de héros particuliers dans La Cerisaie, la pièce de Tchékhov, écrite et jouée juste avant sa mort et qui a inspiré « Jours d’été ». Pas de héros ou plutôt des héros de batailles perdues, celles de toute une classe sociale en déchéance, une variante de la noblesse ahistorique et qui va céder la place à de nouveaux héros issus de nouvelles couches sociales. Cependant, l’enjeu du film se situe au-delà de la simple adaptation. Le cinéaste s’empare du texte source pour en proposer plutôt une relecture à partir d’enjeux nouveaux, esthétiques, culturels et sociaux. De la cerisaie demeure ce qui pourrait passer pour un synopsis : une famille issue de l’aristocratie réunie autour d’une figure tutélaire, Mme Jalila (Mouna Fettou), qui revient à son domaine tangérois après une histoire d’amour inaccomplie à Paris. La famille criblée de dettes, se réunit pour une dernière fois dans le vaste domaine qu’elle sait qu’elle va perdre. Le récit commence en effet à la veille des enchères où le domaine sera mis en vente. Cette opération va se révéler fondatrice d’une nouvelle ère avec un acquéreur du domaine, Laarbi (Mouhcine Malzi) qui n’est autre que le fils d’un ancien domestique de la famille déchue. A partir de cet argument, le film crée son propre univers. Faouzi Bensaidi va en effet opter pour une démarche originale.
Quand le cinéma croise le théâtre, il peut l’interroger à trois niveaux :
– En tant que texte
– En tant que lieu exemplaire d’un phénomène nommé « théâtralité »,
– Et en tant qu’acte scénique.
A chacun de ces niveaux, on peut trouver une réponse cinématographique qui correspond à des choix esthétiques et artistiques. Le plus courant et le plus présent depuis les débuts du cinéma consiste à partir du texte pour produire des adaptations. A l’origine cela répondait à un besoin du cinéma (né comme une invention technique) pour se doter d’une légitimité artistique en se confrontant au théâtre dit justement « le père des arts ».
Mais le cinéma ayant réussi sa mutation artistique peut intégrer des éléments de «théâtralité » dans sa démarche. Et enfin, il peut tenter de saisir l’acte théâtral pour le mêler à la matière cinématographique. Avec le cinéma de Faouzi Bensaidi, et avant même « Jours d’été », on peut déjà partir sur les traces de la présence des formes de théâtre dans ses films, ou des signes de « théâtralité » dans son travail de mise en scène. Je dirai dans ce sens que dans tous ses films, il y a cette présence multiforme et dont le point d’orgue serait « la distanciation brechtienne » et qui s’exprimera dans « Jours d’été » par les moyens du cinéma.
Dans ce film, libéré de la hantise de l’adaptation avec le faux dilemme fidélité/trahison, Bensaidi a cherché à créer une œuvre qui dialogue avec une autre œuvre, sur la base d’éléments d’expression spécifiques à chacun des mediums. Le cinéma mobilisé pour lire le théâtre et non pas le théâtre convoqué pour soutenir le cinéma. Cette exploration va très loin dans la mobilisation de ce que le cinéma peut offrir comme rhétorique, comme grammaire narrative et visuelle ; j’avance l’hypothèse que « Jours d’été » est le film le plus « stylisé » de Faouzi Bensaidi depuis « WWW ». Au niveau d’abord de la composition des plans au sens plastique tendant à une certaine saturation par la multiplication des signes; un cadrage dynamique qui évite une représentation théâtrale, des plans d’ensembles très larges; surcadrages avec des lignes verticales, arbres, meubles, fenêtres, colonnes, portes…, découpant le plan en plusieurs scènes simultanées. Chaque scène se présente, par la multiplication des cadres au niveau de l’image, comme un montage de deux, voire trois scènes. Le plan de l’arrivée de Mme Jalila de l’aéroport en est une parfaite illustration : un très beau plan large de l’entrée de la grande villa nous offrant simultanément au moins trois scènes : au centre la voiture qui ramène la propriétaire du domaine ; à droite du plan, les domestiques et petit comité d’accueil ; à gauche Omar qui quitte le domaine par une issue parallèle pour éviter justement de croiser la nouvelle arrivée. Tout un pan du récit est ainsi décliné par la seule structuration de l’espace. L’autre élément qui contribue à forger cette dynamique est le mouvement d’appareil qui porte les plans séquence qui structurent l’évolution dramatique. La caméra en effet est très mobile, notamment beaucoup de travelling d’accompagnement épousant les mouvements de personnages.
L’autre composante de cette démarche de « déconstruction » d’une dramaturgie classique au bénéfice d’une nouvelle, est la prestation des comédiens. L’absence de référence directe à un texte fort qui les aurait obligés à une prestation théâtrale, a libéré les comédiens d’une sorte de surmoi qui aurait bloqué leurs initiatives, encouragés par une direction d’acteurs qui privilégie chaque situation, sur un pied d’égalité leur permettent d’intégrer l’action, animés par le désir né des liens qui se tissent de nouveau ou qui n’arrivent pas à aboutir (voire la magnifique scène de la déclaration d’amour ratée entre Laarbi et Aicha). Atteints tous d’une certaine bougeotte, conscients peut être que rien ne sera plus comme avant, ils ne cessent d’entrer et de sortir du champ. Une dynamique encadrée par un carré d’as : Mouna Fettou (Mme Jalila), Faouzi Bensaidi (Kamel), Nezha Rahil (Aicha) et Mohcine Malzi (Laarbi) et avec les fidèles du cinéaste Mohamed Choubi (Ziraoui), Nadia Kounda (Ghita), Abdel Taleb (Mohamed) et un Said Bey (Omar) en intellectuel porteur d’une possible utopie. Le bonheur qu’ils ont eu à « jouer » a fini par irriguer l’ensemble du travail contaminant du coup le récepteur.
Un brillant travail de création pour aller à l’essentiel ; pour capter « ce charme » que décrit Stanislavski parlant de « La cerisaie » : un charme « fait d’un parfum insaisissable, enfoui profondément dans le cœur de l’œuvre ». Le résultat est une œuvre contemporaine dans sa thématique, moderne dans son écriture et si j’ose dire « « marocaine » dans son ancrage culturel, celui d’une ville, Tanger face à l’avancée d’une urbanisation en béton (la scène d’ouverture renvoie à ce chaos) ; aux défis migratoires (la scène avec les subsahariens qui ont squatté une partie du domaine) ; la prise de pouvoir économique et sociale par une nouvelle classe sociale. Le départ des uns et des autres se fait alors sans perspective, aucun plan n’indique l’horizon : les personnages portent en eux leur propre destin.
Mohammed Bakrim, critique de cinéma, président du ciné-club Nour-Eddine Saïl