Avec ce titre tout en nostalgie, l’auteur nous entraine dans la ville du delta des années 1950. Au moment où le nationalisme arabe s’empare de la région, sous l’impulsion de Nasser.
En une succession de portraits et des relations qui se nouent et se dénouent entre les personnages, Alaa El Aswany (1) nous fait renaitre ce monde méditerranéen multiculturel qui a disparu avec la brutalité des bouleversements politiques d’alors. Un monde de minorités tourné vers l’Europe, entretenant avec la société populaire du pays des relations ambivalentes : d’appartenance et de distance à la fois. On ne peut éviter de penser au Quatuor d’Alexandrie de Laurence Durell qui traite de la ville pendant une période de quelques années antérieures, à la même échelle d’un groupe de personnages liés par l’amour et l’amitié.
Le récit se situe au croisement de trois profonds mouvements qui agitent le monde : l’émergence de l’individu du poids séculaire des traditions, la confrontation au « socialisme arabe », avec son autoritarisme et ses illusions, et le basculement du monde avec l’effondrement des empires coloniaux. La résultante, c’est la disparition d’une certaine Alexandrie. C’est le thème de ce roman. Alexandrie, où les mouvements islamistes vont se développer, se ferme à l’Occident. S’ouvrira-t-elle dans d’autres direction ?
Une galerie de portraits
Alaa El Aswany créé pour nous des personnages qui évoluent dans cet environnement. L’auteur dresse une fresque où des personnages se confrontent aux évolutions du monde. Ils les vivent, les subissent, les questionnent sans en percevoir tous les enjeux. Tous, peints avec une subtile attention, éprouvent un amour commun pour leur ville, Alexandrie.
C’est une bande d’amis qui se retrouve régulièrement au bar du restaurant Artinos. Un lieu où la distinction tient à la culture et à l’ouverture. Pas à l’argent, ni au pouvoir. Ils poursuivent, souvent jusqu’à l’aube, les discussions qui les lient d’amitié. Au nom de la sécurité nationale, le pouvoir tisse un redoutable filet répressif qui va disloquer ce groupe d’amis.
Alaa El Aswany met en scène une succession de pièges que le pouvoir va organiser pour faire tomber les individus qui composent ce groupe. Un des thèmes de ces pièges est, classiquement, la lutte contre l’espionnage au profit d’Israël. Les membres du groupe ont pu être en contact indirect avec l’un de ces espions. C’est le prétexte pour introduire la peur, la méfiance au sein de ces amis. Puis la répression brutale.
S’ajoutent les manipulations d’un diplomate étranger par l’intermédiaire de son épouse. Et la « nationalisation » de l’usine de Chocolat que Tony Kazzan avait créé. La violence et l’arbitraire policiers règnent en maitres. Aucun argument n’est opposable aux policiers qui mettent en œuvre ces viols au nom de la raison d’Etat. Le droit n’a plus d’existence face aux décrets, aux volontés du Président.
Une grossière propagande accompagne ces exactions. Elle s’aiguise sur le thème nationaliste. Ces mesures sont dirigées contre des « Grecs », des « Italiens » … En fait, contre des Egyptiens d’origine grecque, italienne…
En fond de paysage, est évoquée furtivement la future lame de répression qui va s’emparer de la société. Celle qui déferlera sous le drapeau de l’islamise. Notamment sur la ville d’Alexandrie.
La fuite d’Egypte
Alaa El Aswany ajoute, à la fin de son texte, une courte partie sur le départ, dans la plus grande discrétion, de ces Egyptiens désignés comme « étrangers ». Un mouvement qui a largement affecté les diverses minorités, soit une partie de la population urbaine, instruite, riche, ouverte sur l’international. Dans le roman, c’est Tony qui s’en va. Dépossédé de sa création, de son usine. Il s’envole pour Londres, seul. Lui qui n’avait jamais voulu se marier.
La vie en Egypte des années Nasser ici décrite se croise avec le récit qu’en a fait Gilles Perrault dans « Un homme à part ».
La lecture de l’ouvrage nous laisse cependant dans un léger regret. Le scénario de l’implacable répression proposé par Alaa El Aswani, est sans surprise. Le fil blanc qui lie les intrigues est un peu trop apparent. Les personnages, menacés, basculent du côté du bien, au dernier moment. On est rassuré de se trouver, sans nuance, toujours du bon côté de l’histoire.
(1) Alaa El-Aswany (arabe : علاء الأسواني), né en 1957 au Caire, est un écrivain égyptien. Son roman L’Immeuble Yacoubian (2002) est un véritable phénomène d’édition dans le monde arabe. Traduit dans une vingtaine de langues, il est objet d’adaptations cinématographiques et télévisuelles. Son habileté à capturer la vie foisonnante de l’Égypte dans toute sa diversité a amené des comparaisons avec le Prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz.
Jacques Ould Aoudia est Économiste, et Vice-président de l’association franco- marocaine « Migrations et développement ».