« Les Berghwâta II, Langue, Religion, Société » est le titre de l’ouvrage écrit par le professeur Abdellah BOUNFOUR. Dans « les Berghwâta I », il s’agissait de présenter une sorte de « matière brute », sous forme de textes arabes écrits, à propos des Berghwata, en dehors de leur milieu. Berghwata est la première dynastie qui a émergé au Maroc après la conquête arabe de l’Afrique du Nord. Mais bien qu’elle ait régné durant plus de quatre siècles, elle n’a pas eu la fortune des autres pouvoirs médiévaux (Almoravides ou Almohades par exemple), en ce sens qu’il n’existe aucun ouvrage qui lui soit spécifiquement dédié : on dispose seulement d’informations éparses dans quelques chroniques ou autres ouvrages (voir Les Berghwata I).
« Les Berghwâta II », édité en 332 pages par la Fondation du Roi Abdul-Aziz à Casablanca, dans la collection les Chantiers de la recherche, compte onze chapitres répartis en quatre parties. Il comporte une bibliographie impressionnante, des annexes comprenant un tableau des dynasties andalousiennes et maghrébines, des documents photographiques et des cartes schématiques. Il est.
Dans la continuité de l’ouvrage précédent, Abdellah Bounfour nous propose une relecture de cette matière brute, sous forme d’une analyse multidisciplinaire, convoquant la linguistique, celle du berbère, l’anthropologie, l’ethnographie, celle de la vie quotidienne…, etc. La pluridisciplinarité, nous dit l’auteur, « permet de se débarrasser de la gangue religieuse qui irrigue consciemment ou inconsciemment les études berghawatiennes qui réduisent tout à l’islamisation… »
La partie I intitulée Langue et histoire traite du vocable « Berghwata », le nom et l’ethnonyme. Pour le nom, et dépassant l’analyse spontanée induite par le géographe al-Bakrî (Berghwata dérivant de Barbate, donnant barbatî en arabe, se transformant en barghwâtî), A. Bounfour, sollicitant tous les domaines de la linguistique berbère, présente plusieurs sens possibles, même si les résultats demeurent pour l’instant en suspens. L’ethnonyme « Iberghwaten » donne le sens « d’éleveurs de caprins », mais ne s’articule guère à la réalité des Berghwata qui sont des « agriculteurs et éleveurs de chevaux ».
La partie II intitulée Chronologie et contexte géopolitique s’attaque à la succession dynastique des Berghwata, à leur localisation, à leur territorialisation et à leur environnement géopolitique (de la conquête arabe à l’arrivée des Almoravides).
La Révolte berbère de Maysara en 739, conséquence de la violence de la conquête arabe, est un événement majeur à partir duquel l’Afrique du Nord a vu l’émergence de différentes principautés dont celui des Berghwata en 740. C’est le premier pouvoir indépendant par rapport à celui de l’Empire arabe, de Damas d’abord et de Bagdad ensuite.
Les textes arabes présentent les Berghwata en tant que principauté en bonne et due forme, avec une chronologie dynastique attestée depuis Tarîf (règne 740-746) et Sâlih (r. 746-792) jusqu’à Abû Hafs (fin de règne en 1059). Même si une sorte de blanc existe entre le règne d’Abû Mansûr (952 ?) et Abû Hafs (1059). Donc il s’agit d’une période assez longue durant laquelle cette dynastie eut à guerroyer contre bien des adversaires : Idrissides, Fatimides, Zirides, Omeyyades de Cordoue, et surtout contre les Almoravides vers 1059 (leur fin ?), voire contre les Almohades et Aâbd al-Moumen vers 1130 ou 1147. La discussion porte sur l’écrasement des Berghwata et la fin de leur royaume : par les Almoravides ou par les Almohades ? « Les Almoravides, écrit A. Bounfour, firent disparaître la dynastie des Berghwata, soit l’incarnation de leur autonomie politique, religieuse et militaire. Les Almohades achevèrent le reste, […] leur esprit de corps. » L’auteur signale que certains textes parlent de populations Berghwata qui survivaient à l’effondrement de leur royaume.
Ce pouvoir a des frontières plus ou moins stables : les documents arabes ne sont guère unanimes pour situer le pays des Berghwata. On est certain que Tamesna est leur territoire, c’est-à dire les plaines atlantiques s’étendant, selon les périodes, plus ou moins entre Salé et Safi, mais on a peine à en circonscrire les limites avec précision, la frontière orientale, par exemple, « reste dans l’ombre », nous dit l’auteur.
Le contexte géopolitique est, en gros, à situer dans le cadre du conflit entre Omeyyades et Fatimides. Pour les dynastes des Berghwata il était important de s’allier aux Omeyyades de Cordoue. « Chaque roi veillait à rappeler solennellement à son héritier de maintenir l’alliance avec les Omeyyades. » Mais cette alliance prit fin avec l’avènement d’al-Mansûr (le Chambellan qui prit le pouvoir en lieu et place du calife omeyyade) : « Le Maghrib est redevenu une simple province de l’empire omeyyade cordouan… »
La partie III porte le titre de « Composition sociale ». Elle traite de la question suivante : « Les Berghwata, constituent-ils une tribu (qabîla) ou plusieurs tribus (qabâ’il) rassemblées autour d’une idéologie (nihla) ? » Mais si les sources privilégient cette dernière affirmation, il est rétorqué qu’il y avait deux religions pratiquées par ces tribus : « la religion des Berghwata […] et la religion musulmane… » L’auteur pose ensuite le problème de la notation des noms de tribus dans les sources, avant d’en proposer un relevé systématique. « Les tribus Berghwata proprement dites sont au nombre de 13 […] qui font allégeance politique au clan dirigeant des Banû Tarîf et pratiquent leur ‘religion’. » Mais il existe d’autres tribus Berghwata qui sont musulmanes et alliées desdits Berghwata. Et après avoir étudié les identités ethniques des treize tribus, il en résulte que « la société des Berghwata est multiethnique » (tribus masmouda et tribus zénètes.)
La partie IV intitulée « Langue et religion », après avoir passé en revue les quelques énoncés en berbère que présentent la documentation arabe, A. Bounfour conclue qu’il existait une inter-langue berbère et qu’il faut distinguer une langue usuelle d’une langue religieuse, laquelle langue religieuse qui est une fabrication des élites. Nous avons, selon l’auteur, « un berbère usuel […], une différenciation du berbère usuel et du berbère religieux […] et une action décisive de l’élite sur la langue, tels sont les trois caractéristiques de la langue des Berghwata que l’on pense assurés. »
A propos de la « religion » des Berghwata, A. Bounfour privilégie le point de vue anthropologique, évitant ainsi le prisme de la théologie musulmane et de l’hérésiographie (firaq) en vigueur pour traiter de ce sujet. Malgré les maigres informations des documents arabes sur cette ‘religion’, l’auteur décrit trois éléments : « leurs institutions, leurs croyances et leurs pratiques rituelles. » D’abord le roi-prophète. Il concentre le pouvoir politique (malik) et le pouvoir religieux (nabiyy-rasûl), lesquels sont héréditaires. Ensuite, vient la fonction de maître de la prière. Les sources n’éclairent guère la fonction exacte de ce « prieur en chef. » Quant à la révélation ou le ‘coran’ des Berghwata, c’est al-Bakrî qui en parle le plus. Ce ‘coran’ se compose de « 80 sourates portant des titres dont la plupart sont des noms de prophètes depuis Adam. » Il est constaté que « sur 26 titres, 4 sont communs au coran’ des Berghwata et au Coran des Musulmans. » Mais on ne peut parler de « filiation entre leur croyance et l’Islam, » bien qu’ils reconnaissent la prophétie de Muhammad et vivent en intelligence, voire en alliance avec des tribus musulmanes. Pour les rites religieux des Berghwata, on est en peine à faire la différence entre les deux dogmes, tellement la langue arabe est prégnante, participant ainsi à « la catégorisation du dogme des Berghwata comme hérésie, voire comme un pastiche pauvre de l’Islam. » Les Berghwata pratiquent le rite du jeûne ; et c’est le mois de rajab qui est le plus souvent indiqué comme le mois du jeûne. L’impôt des Berghwata ne concerne que les récoltes. Le sacrifice est fixé au mois de muharram. Pour la prière, les sources sont un peu plus prolixes pour dire que « les Berghwata prient cinq fois le jour et cinq fois la nuit. » Leur ablution est l’occasion d’opérer la comparaison avec celle de l’Islam. Quant au pèlerinage (hajj), il n’en est pas question, même si l’on sait par certaines sources que Yûnus (r. 840-883) avait accompli ce rite (accompagné du poète Ɛabbâs ibn Nâsih.) Pour cette partie « Langue et religion », on soulignera cette conclusion de l’auteur : « Cette ‘religion’ et la législation qui l’accompagne ne sont pas des caricatures de l’Islam. Leur réception caricaturale est plutôt un effet du discours qui en parle. C’est lui qui les caricature pour les excommunier. »
Abdellatif Ghouirgate est Écrivain et traducteur.