A la fin des années 1930, deux immenses chanteurs marocains se retrouvent en France, probablement pour enregistrer quelques-unes de leurs chansons pour les catalogues orientaux des maisons de disques. Le premier est l’aède du Souss, Lhadj Belaïd, auquel on prête une improbable rencontre à Paris avec Mohamed Abdelwahab. Le second est un maître de la chanson populaire arabophone, Houcine Slaoui. Lhadj Belaïd immortalise ce séjour unique dans son Voyage de Paris, alors que Slaoui revient à plusieurs reprises en France. Son talent de jeune hlaïki va profiter des multiples relations qu’il noue avec des chanteurs algériens et tunisiens, plus nombreux dans l’hexagone.
Ces deux artistes semblent emblématiques d’une histoire qui commence à être défrichée mais qui est encore largement méconnue : une histoire culturelle et sociale de l’émigration, réduite jusque-là à une histoire économique où les besoins de la métropole et la pauvreté de la colonie sont les seuls facteurs explicatifs.
Nous savons que les Guerres Mondiales ont joué un rôle insigne dans l’enclenchement des premières vagues migratoires. Nous connaissons aussi la contribution des étudiants à la cristallisation et au développement, dès le milieu des années 1920, du mouvement nationaliste au cœur même de la métropole impériale. De leur côté, les historiens du cinéma, des arts plastiques, de la photo et de la littérature ont commencé eux aussi à éclairer, chacun dans son domaine, des pans entiers de cette histoire, en nous révélant les noms et les itinéraires de dizaines de pionniers de l’immigration.
Mises en perspective, ces dynamiques migratoires complexifient l’abord de l’émigration marocaine. Sur la longue durée, cette histoire se révèle à la fois économique bien sûr, mais aussi militaire, sociale, politique et culturelle et son apport dans ce dernier domaine a été, on peut en faire l’hypothèse, déterminant.
Ainsi, les années 1950 voient affluer à Paris d’autres chanteurs marocains dont le pionnier Abdelwahab Agoumi qui y arrive après un séjour au Caire. Il est bientôt suivi par Mohamed Fouiteh, Ahmed Jabrane, Ghazi Benacer, Samy El Maghribi, Latifa Amal, Ismael Ahmed, Ahmed Souleiman Chaouki, …
Du côté des arts plastiques, Jilali Gharbaoui est à Paris dès 1952, rejoint en 1956 par Ahmed Cherkaoui, alors que Melehi part en 1955 en Espagne puis à Rome où il s’installe en 1957. Un autre pionnier est déjà dans la capitale italienne, Mohamed Chebaa.
Dans le domaine du cinéma, à la suite d’Ahmed Belhachmi, qui intègre l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC) en 1950, d’autres réalisateurs marocains (Mohamed Afifi, Ahmed Bouanani, Mohamed Abderrahman Tazi, puis Moumen Smihi, Hamid Bennani, etc.) feront leurs classes dans la célèbre école parisienne.
En littérature, Driss Chraïbi arrive en France en 1945 et publie les Boucs en 1955. Il est assez rapidement suivi par une première cohorte de romanciers et de poètes (Mohamed Khair-Eddine, Tahar Ben Jelloun, Edmond Amran El Maleh, …) qui s’installent pour des séjours plus ou moins longs sur les rives de la Seine. De nombreux autres écrivains, trop nombreux pour être cités ici, les rejoignent dans décennies qui suivent. Mohammed Leftah choisira quant à lui le Caire où il décède en 2008.
A partir des années 1980, les enfants de l’immigration font leur entrée en scène donnant à cette tradition de nouveaux horizons.
C’est dans ce sillage qu’émergent les romancières évoquées ici.
Chacune à sa manière, ces écrivaines enrichissent ce legs tout en réfutant les assignations. Chacune trace sa propre voie singulière, irréductible et rebelle. Ecrivant pratiquement dans toutes les langues du monde (arabe, amazigh, français, castillan, catalan, italien, anglais, néerlandais, allemand), elles refusent d’être amalgamées dans une communauté unique, nécessairement étouffante. Mais quels que soient leur itinéraire et l’accueil qu’on leur réserve, elles disent aussi que l’avenir des sociétés comme de la culture ne peut plus s’écrire uniquement au masculin. Enrichissant les littératures des pays de résidence et du Maroc, elles nous rappellent ce que la modernité marocaine doit, aussi, à l’immigration.
Driss El Yazami, est Président du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME).