Par Jacques Ould Aoudia
« Le ventre de l’Atlantique » de Fatou Diome est un voyage dans la profonde ambivalence de la migration, cet acte majeur pour un être humain. Entre la douleur de vivre loin des siens et la liberté procurée par la délivrance du poids des traditions. Entre l’émerveillement de la découverte d’un autre monde et la dureté de « l’accueil » dans son nouveau pays. Mais aussi, entre la joie de retrouver son village d’origine et l’angoisse de se retrouver décalé par rapport à sa famille et ses demandes… Des contradictions aux fondements même de la mobilité des hommes et des femmes qui sont des millions à vivre en dehors de leur pays de naissance. Ou qui rêvent d’en partir. L’auteure nous invite à un voyage qui nous fait entrer au cœur de ces contradictions. Avec une si belle écriture.
Une journaliste et un footballeur
Avant tout, c’est l’histoire à la première personne d’une femme, émigrée en France. Un pays qu’elle a rejoint depuis le Sénégal où elle est née. Elle y mène un travail de journaliste et vit toutes ces ambivalences. Elle nous les rapporte avec une écriture légère, puissante, pleine d’humour et d’intelligence. Une écriture d’une immense créativité.
A ces univers contradictoires, s’ajoute ceux de son jeune (demi) frère Madické. Lui se voit en grand joueur de football vivant en France. Il ne comprend pas que sa sœur soit si réticente à l’aider à venir en Europe. Elle qui est partie. Rien de ce qu’elle raconte sur la dureté de la vie au Nord ne dissuade Madické. Ni lui ni ses amis. Qui n’ont comme autre horizon que celui de nourrir une nombreuse famille immergée dans la pauvreté et les rêves.
La colonisation sous d’autres formes
Les « embauches » par les clubs européens de jeunes footballeurs du Continent avivent le désir d’émigrer des jeunes d’Afrique. Des jeunes pour qui la promotion par le football est prouvé par les réussites de quelques-uns. « Puisque l’Afrique est jugée inapte au point de ne pas mériter sa propre sueur, son indépendance est un leurre qui nous invite à garder l’œil sur les griffes du prédateur. »
Le vieil instituteur Ndétare, exilé par le pouvoir sur cette ile, cherche aussi à dissuader les jeunes. En vain. Ni les dangers du voyage, ni la dureté de l’accueil, ni la misère dans le froid du Nord … ne détournent les jeunes de leur aspiration à quitter cette terre. Une terre qui semble ne rien leur offrir d’autre que le bruit de l’Océan, la chaleur, la poussière, et le poids des obligations familiales.
Strasbourg, le rejet de la France annoncé
Strasbourg, la ville d’adoption de Fatou Diome est décrite avec une poésie débordante: « A Strasbourg, la cathédrale contemplait la lente fuite des nuages, en attendant d’accueillir des anges poètes. Le Rhin rampait, heurtait les écluses, fuyant les bateliers qui lui réclamaient leurs heures perdues. C’était l’été. La vie n’était plus qu’une glace vanille-chocolat, une ile flottante dans un décolleté de taffetas, une ficelle de cerf-volant qui inspirait les petits et, la nuit venant, derrière les murs, filait entre les doigts des adultes ou les tirait inexorablement vers l’automne. »
Le roman, publié en 2003, montre la fascination ambigüe porté à la France par les Sénégalais. Un attachement malgré l’humiliation, le mépris ressentis par la posture de l’ancien colonisateur. Une posture de domination, comme « allant de soi ».
Vingt ans avant, on sent le poids qui sera soulevé avec violence et désordre dans toutes les anciennes colonies françaises d’Afrique de l’Ouest. Humiliation au Sénégal avec la dure loi des visas. Mépris en France avec les papiers, le racisme sournois ou ouvert…
Le mouvement actuel de rejet de la France et du français au Sahel s’amplifie à mesure des résistance des acteurs français à reconnaitre les bouleversements du monde. Mais aussi de la manifestation de plus en plus aigue du rejet de l’autre que des politiciens irresponsables attisent au sein de la société française. Creusant le fossé entre « eux » et « nous ». Annonçant des violences accrues dans la société française.
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Fatou Diome, née en 1968 à Niodior au Sénégal, est une femme de lettres franco-sénégalaise. Après la parution de son recueil de nouvelles : « La Préférence nationale », en 2001, son roman « Le Ventre de l’Atlantique » (2003), qui raconte l’histoire du coût de quitter l’Afrique pour la France, lui vaut une notoriété internationale (Wikipédia).
Jacques Ould Aoudia, Économiste, et Vice président de l’association franco- marocaine « Migrations et développement ».