Depuis quelques années, l’intelligence artificielle ne relève plus de la science-fiction ni d’un luxe réservé aux grandes puissances technologiques. Elle s’installe dans les salles de classe, accompagne les médecins dans leurs diagnostics, organise nos loisirs et jusqu’à nos conversations les plus intimes. Jamais une invention n’a connu une telle diffusion ni une telle aptitude à se substituer à l’humain.
Cette vitesse fulgurante modifie la hiérarchie des inquiétudes. Derrière les débats sur l’emploi ou la confidentialité se profile une interrogation plus profonde : que devient la réalité quand nos expériences passent par des filtres artificiels ? La frontière entre le vrai et la copie se brouille. Les visages fabriqués par des algorithmes circulent comme s’ils étaient authentiques ; les voix synthétiques se glissent dans nos oreillettes sans éveiller de soupçon ; les environnements virtuels se présentent comme des mondes crédibles où l’on pourrait habiter.
Les philosophes européens avaient flairé ce piège depuis longtemps. Platon parlait d’hommes prisonniers d’ombres dans une caverne. Baudrillard décrivait le triomphe du simulacre. Lacan rappelait que le réel échappe toujours à la capture du langage. L’IA prolonge ces intuitions en créant une hyperréalité où les repères traditionnels se dissolvent.
Le cinéma a su en donner une image populaire : Matrix. Une humanité plongée dans un univers illusoire pendant que les corps, endormis, végètent dans des capsules. Cette fiction sert aujourd’hui d’avertissement. Le défi n’est pas technique, mais éthique et politique : voulons-nous que nos sociétés s’organisent autour d’univers simulés, ou autour de rencontres et d’expériences incarnées ?
L’enjeu prend alors la forme d’un droit nouveau : le droit au réel. Comme le XIXᵉ siècle inventa le droit du travail pour répondre aux excès de la révolution industrielle, notre époque devrait consacrer le droit à des expériences tangibles, ancrées dans la matérialité du monde. L’idée n’est pas d’écarter l’IA — ses bénéfices en matière de santé, d’éducation ou de communication sont évidents —, mais de préserver un socle où la présence humaine, la parole partagée et le contact direct gardent toute leur valeur.
L’école illustre bien ce besoin. Un élève peut découvrir l’histoire par une reconstitution numérique éblouissante ; pourtant, cette immersion ne remplace pas l’émotion d’une visite sur un site archéologique, ni l’échange avec un professeur qui transmet sa passion. La technologie éclaire, mais seule l’expérience vécue enracine durablement le savoir.
Un danger plus discret s’esquisse : l’inégalité synthétique. Les élites continueront d’accéder à la richesse des expériences réelles — voyages, culture, nature — tandis que les classes modestes pourraient se voir cantonnées à des substituts virtuels produits par des multinationales. La fracture ne serait plus seulement économique, mais existentielle : vivre le monde ou s’en contenter en copie.
Dans Je et Tu (1923), Martin Buber insistait sur la rencontre authentique, qui ne peut se réduire à une interface. Hannah Arendt, dans La Condition de l’homme moderne (1958), plaçait l’action et la parole au cœur de la vie politique. Leur rappel devient urgent : les simulacres ne remplacent jamais la densité du réel.
Yuval Noah Harari, dans Homo Deus (2016), en tire une conclusion sévère : « Le pouvoir se déplace des humains vers les algorithmes ». Si le pouvoir change de mains, il devient vital de définir qui contrôle ces dispositifs, avec quelles finalités et dans quel cadre démocratique.
La réalité, fragile mais essentielle, reste le terrain de nos libertés. La reconnaître comme un droit, c’est éviter que l’humanité ne s’égare dans l’éclat trompeur d’un labyrinthe de simulacres.