Par Mohammed Ahaddad, journaliste marocain
La polémique autour des articles du quotidien français révèle moins la force intrinsèque de sa rédaction que la fragilité chronique du paysage médiatique marocain.
Dans cette tribune, Mohammed Ahaddad ne cherche pas à réfuter ligne par ligne la série controversée publiée par Le Monde sur le Maroc et le roi Mohammed VI. Son objectif est ailleurs : interroger l’autorité persistante de la presse étrangère dans notre débat public et rappeler une évidence souvent négligée — sans médias marocains puissants et crédibles, ce sont les récits venus d’ailleurs qui façonnent notre réalité.
Sur le plan professionnel et éthique, il faut le dire avec fermeté : ce que Le Monde a publié fragilise les fondements mêmes de la pratique journalistique. Ce produit éditorial ne ressemble en rien à l’exigence habituelle du quotidien français et s’éloigne du cadre de l’investigation. Dès son titre, le journal affirme livrer une enquête. Or, un tel choix impose un contrat clair avec le lecteur, fondé sur deux principes élémentaires : révéler des faits inédits et les étayer par des preuves irréfutables. Dans les six volets publiés, aucune de ces conditions n’est remplie. On y trouve plutôt un assemblage : récits anecdotiques, rumeurs, conversations de cafés, informations recyclées, extraits de livres anciens, erreurs factuelles, approximations, le tout porté par une grille de lecture aux relents coloniaux. Après une lecture attentive, impossible de qualifier ce matériau : opinion, chronique, règlement de comptes ? Le mot « enquête » semble usurpé.
Mais l’essentiel est ailleurs. Pourquoi un tel travail parvient-il malgré tout à peser si lourd dans l’espace public marocain ? La réponse tient au rapport singulier qu’entretiennent nos élites avec les médias nationaux et internationaux.
Le confrère Anas Mezzour rapporte un témoignage éclairant de l’ancien général Hmidou Laanigri : « Le journaliste étranger, quand vous vous asseyez avec lui, il connaît les détails du dossier. Je lui ai demandé : et m’avez-vous déjà donné, à moi, l’occasion de vous montrer mes compétences ? » Tout est dit. Les élites marocaines voient souvent la presse locale comme limitée, indigne d’intérêt, alors qu’elles accordent aux reporters étrangers un accès direct, sans réserve.
Ce déséquilibre est accentué par un autre facteur : le verrouillage étatique de l’information. Les données sont jalousement conservées, au point que même les journalistes les mieux connectés peinent à les vérifier. Ce vide nourrit la légitimité de la presse internationale, qui s’impose comme substitut d’une information nationale difficilement accessible.
L’expérience du Hirak du Rif en offre une illustration parlante. Trois jours avant la marche du 20 juillet, un journaliste étranger, arrivé à Al Hoceïma, a pu en trente minutes obtenir des entretiens que des reporters locaux tentaient en vain de décrocher depuis des mois. Sa règle était simple : il existe toujours une autre version de l’histoire. Ce cas n’est qu’un parmi tant d’autres.
Ainsi, les Marocains découvrent souvent des informations cruciales sur des dossiers sensibles dans les dépêches d’agences internationales, surtout dans la presse française. Et quand ces données arrivent aux rédactions locales, l’autocensure en réduit l’usage. Le Monde et d’autres rédactions européennes ont saisi ce mécanisme : ici, une vérité prend de la force seulement lorsqu’elle est publiée ailleurs. C’est ainsi que la presse étrangère est devenue un acteur influent de notre vie politique.
L’expérience rappelle une vérité élémentaire : sans médias nationaux respectés, ce sont les voix extérieures qui façonnent l’image d’un pays. Faute de quoi, l’image qui nous est renvoyée reste une construction étrangère. Pour que le débat démocratique prenne sens, il faut des médias capables de confronter le pouvoir, de travailler avec rigueur et d’ériger leurs enquêtes en références.