La mémoire diplomatique conserve parfois des images plus fortes que les communiqués officiels. En avril 2017, SM le Roi Mohammed VI choisit La Havane pour des vacances privées avec sa famille. L’épisode pouvait sembler anodin : un séjour loin du tumulte, un hôtel entièrement réservé, quelques photos de la famille royale sur les plages cubaines. Pourtant, cette visite précéda de quelques jours la reprise officielle des relations diplomatiques entre Rabat et La Havane, gelées depuis 1980 après la reconnaissance par Cuba de la soi-disant République sahraouie. Autrement dit, derrière l’apparence d’un voyage familial se dessinait déjà la volonté d’ouvrir une nouvelle page, celle d’un pragmatisme qui rompt avec les rigidités idéologiques héritées de la Guerre froide.
Depuis cette date, l’histoire bilatérale s’écrit dans un registre différent. En mai 2017, les ambassades furent rouvertes après trente-sept ans de silence. Ce rétablissement prenait la forme d’un signal fort, révélant un Maroc qui, fort de son retour à l’Union africaine et de son offensive diplomatique sur le continent, cherchait à étendre son horizon jusqu’à l’Amérique latine et les Caraïbes. Cuba, de son côté, cherchait de nouveaux partenaires dans un contexte international marqué par l’essoufflement du soutien vénézuélien et par l’incertitude d’une transition économique difficile.
Le poids de l’histoire reste incontournable. Lorsque Fidel Castro et Che Guevara prirent parti pour l’Algérie dans la guerre des Sables de 1963, la relation entre Rabat et La Havane se brisa une première fois, avant d’être rapidement rétablie pour des raisons économiques, notamment autour du commerce du sucre. Mais en 1980, la reconnaissance de l’entité autoproclamée la RASD par La Havane provoqua une rupture durable. Pendant près de quatre décennies, le Maroc et Cuba vécurent dans l’indifférence diplomatique, chacun campant sur ses positions. Rabat consolidait son partenariat stratégique avec l’Afrique de l’Ouest et le monde arabe, tandis que La Havane renforçait ses liens avec Alger et les mouvements révolutionnaires.
La normalisation de 2017 ouvre donc une nouvelle dynamique. Elle ne signifie pas un effacement des divergences passées, mais une réévaluation des priorités dans un monde transformé. Le Maroc a compris que la diplomatie de l’isolement n’apporte pas de solutions durables. Sa stratégie, portée par le Roi Mohammed VI, vise à multiplier les partenariats transversaux et à promouvoir une coopération Sud-Sud. Cuba, quant à elle, cherche à diversifier ses alliances face à la fragilité de son économie et à la fin progressive des soutiens traditionnels.
Le potentiel de coopération apparaît considérable. Trois axes s’imposent. D’abord l’économie : le Maroc peut offrir à Cuba son expertise dans les énergies renouvelables, l’agro-industrie et le tourisme durable. Les entreprises marocaines, déjà présentes en Afrique subsaharienne, pourraient trouver dans l’île un relais vers les marchés caribéens et latino-américains. Réciproquement, Cuba dispose d’un savoir-faire reconnu en biotechnologie et en santé publique, domaines où des partenariats avec des instituts marocains seraient fructueux.
Ensuite la culture et l’éducation : les deux pays partagent l’héritage d’une langue commune, l’espagnol, qui facilite les échanges universitaires et scientifiques. L’organisation de bourses croisées, la participation d’artistes cubains aux festivals marocains et la présence croissante de chercheurs marocains à La Havane constituent autant de passerelles capables de nourrir un dialogue durable.
Enfin le développement durable : confrontés aux défis du changement climatique, du stress hydrique et de la protection des littoraux, Rabat et La Havane ont intérêt à coopérer dans des projets de recherche, de gestion des ressources naturelles et de conservation de la biodiversité. Dans ces domaines, l’expertise cubaine en matière de résilience face aux catastrophes naturelles et l’expérience marocaine en agriculture durable peuvent se compléter.
Cette reconfiguration n’efface pas les sensibilités politiques. Cuba continue officiellement de reconnaître la soi-disant RASD, mais la relance des relations diplomatiques montre que cette position n’empêche pas l’ouverture de canaux de coopération. Pour Rabat, l’enjeu se définit par l’affirmation d’un principe constant, chaque relation internationale se mesurant à l’aune du Sahara marocain et c’est sous ce prisme que le dialogue avec Cuba acquiert aujourd’hui toute sa pertinence. La méthode marocaine privilégie la patience et l’accumulation de gestes concrets qui finissent par rendre obsolètes les postures idéologiques, car elle place la question du Sahara marocain au cœur de chaque rapprochement et transforme peu à peu ce principe en point d’équilibre incontournable pour ses partenaires.
Le rappel de la diplomatie du défunt SM le Roi Hassan II éclaire cette démarche. Pendant la Guerre froide, le souverain savait conjuguer pragmatisme et indépendance, cherchant des partenariats diversifiés et refusant les enfermements doctrinaires. Aujourd’hui, SM le Roi Mohammed VI prolonge cette tradition en misant sur une diplomatie d’équilibre, capable de dialoguer à la fois avec Washington et Pékin, avec Moscou et Bruxelles, mais aussi avec des capitales caribéennes longtemps perçues comme hostiles, tout en affirmant que la reconnaissance du Sahara marocain constitue la clef de voûte de toute relation durable.
La réouverture des ambassades en 2017, suivie par des échanges économiques et culturels encore modestes, mais significatifs, illustre cette orientation. Pour Cuba, le Maroc est une porte vers l’Afrique et vers l’espace arabo-musulman, autant qu’un partenaire stable dans un environnement géopolitique incertain. Pour le Maroc, Cuba est un relais symbolique vers l’Amérique latine, continent où Rabat cherche à consolider ses soutiens autour de la question du Sahara et à développer des marchés émergents.
L’importance de cette relation dépasse donc le cadre bilatéral. Elle s’inscrit dans un mouvement plus vaste où le Maroc se présente comme puissance méditerranéenne, africaine et atlantique, et où Cuba tente de s’adapter à la multipolarité du monde actuel. Les tensions régionales, qu’il s’agisse du Maghreb ou de la Caraïbe, exigent des stratégies flexibles et des alliances transversales. Rabat et La Havane, en renouant le dialogue, offrent un exemple de cette diplomatie du XXIᵉ siècle qui ne se laisse plus enfermer dans les logiques de blocs.
En définitive, la visite privée du Souverain à La Havane en 2017 restera comme l’instant fondateur de ce rapprochement. Elle incarne la capacité du Maroc à transformer un geste symbolique en levier stratégique, à convertir une promenade familiale en prélude diplomatique. Huit ans plus tard, en septembre 2025, cette intuition se confirme, la relation maroco-cubaine se présente comme une construction patiente d’intérêts partagés et de convergences futures qui dépasse le registre protocolaire.
Le chemin reste long, les résistances idéologiques persistent, mais l’élan est donné. L’incertitude qui traverse l’époque met en relief la capacité de Rabat à multiplier les ponts, à cultiver des alliances improbables et à réinventer ses partenariats, affirmant ainsi sa vocation de puissance stabilisatrice en Méditerranée et en Afrique. Cuba, en renouant avec le Maroc, choisit de rompre avec un isolement hérité du passé, et l’histoire mesurera si cette convergence parvient à se transformer en une alliance stratégique durable.
Dans cette entreprise, le rôle des ambassadeurs a été et sera déterminant, car ce sont eux qui ont patiemment tissé le fil de la confiance entre Rabat et La Havane et qui continueront de l’entretenir en multipliant les échanges, en préparant le terrain aux visites officielles et en transformant les gestes symboliques en dynamiques concrètes. Leur action discrète, mais constante, illustre cette diplomatie du quotidien qui consolide les rapprochements durables.