
Par Ali Belhcen: chercheur en histoire
Région emblématique du nord du Maroc, le Rif concentre mémoire de résistance, identité amazighe plurielle et réalités sociales fragiles. Trop souvent perçu comme une périphérie turbulente, il interroge aujourd’hui l’ensemble du pays : comment transformer ce territoire en acteur du développement et de la réconciliation nationale ?
Une mémoire rebelle, un récit national incomplet
Le Rif porte une histoire singulière, façonnée par des siècles de luttes. L’épopée d’Abdelkrim El Khattabi et la proclamation de la « République du Rif » (1921-1926) ont marqué un tournant : pour la première fois, une puissance coloniale européenne subissait une défaite majeure en terre maghrébine. Pourtant, cet héritage n’a jamais trouvé sa juste place dans la mémoire officielle.
Depuis l’indépendance, les autorités ont souvent privilégié la mise à l’écart plutôt que l’intégration. L’insurrection de 1958-1959, réprimée par l’armée avec l’appui d’aviation étrangère, a longtemps été effacée des manuels scolaires. Le Hirak de 2016-2017 a réactivé cette mémoire refoulée : les demandes portaient sur des besoins élémentaires – hôpitaux, écoles, infrastructures – mais la réponse a été principalement sécuritaire, nourrissant méfiance et ressentiment.
Cette tension mémorielle souligne un décalage profond entre la mémoire collective des Rifains, attachée aux valeurs de résistance et de dignité, et la mémoire officielle de l’État. Comme l’ont noté plusieurs chercheurs, une réconciliation nationale demeure incomplète tant que cette page n’est pas pleinement reconnue.
La fracture territoriale et ses coûts
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le Rif reste l’une des régions les moins dotées du pays. Quelques projets emblématiques, comme Al Hoceima, phare de la Méditerranée, n’ont pas suffi à inverser la tendance. Les transferts de la diaspora, l’économie informelle et la culture du cannabis assurent encore la survie de milliers de familles, signe d’une absence de stratégie durable.
La régionalisation avancée, adoptée après la réforme constitutionnelle de 2011, promettait une autonomie accrue aux territoires. Mais faute de transfert réel de compétences et de ressources, son application reste largement formelle. Certains analystes alertent même sur un risque : celui de creuser les écarts si la décentralisation n’est pas accompagnée d’une redistribution équitable de la richesse.
Réconciliation et avenir démocratique
Le dossier des détenus du Hirak symbolise l’inachèvement de la réconciliation. Leur exclusion récurrente des grâces royales entretient un sentiment d’injustice. Leur libération est désormais considérée comme une étape incontournable pour apaiser les tensions et ouvrir un dialogue sincère.
La réconciliation suppose aussi un geste plus large : reconnaître les injustices passées, inscrire la mémoire rifaine dans le récit national et associer la population à la définition des priorités de développement.
Face aux caricatures qui associent parfois le Rif au radicalisme religieux, chercheurs et observateurs rappellent que l’exclusion sociale et le manque de perspectives constituent les véritables terreaux de l’extrémisme. La prévention passe moins par la répression que par l’inclusion et la démocratie participative.
Le silence des funérailles, une leçon politique
Un événement récent a illustré cette fracture : les funérailles du père de Nasser Zefzafi, figure du Hirak. La foule immense qui a accompagné le cortège a transformé un rituel intime en message politique silencieux. Ce rassemblement, ignoré par les partis et les institutions, a confirmé que les demandes du Rif restent vivantes dans la conscience populaire. Il a aussi montré la capacité de la société rifaine à s’auto-organiser hors des cadres traditionnels, soulignant l’urgence d’inventer de nouveaux canaux de représentation politique.
Un laboratoire pour l’avenir
Transformer le Rif en pôle de développement est possible. Les pistes existent : agriculture biologique, pêche durable, tourisme écologique, énergies renouvelables, éducation intégrant la langue et la culture amazighes. La diaspora, actrice économique et culturelle, peut jouer un rôle central. À condition que transparence et volonté politique accompagnent ces initiatives, cette région marginalisée pourrait devenir un modèle d’innovation sociale et démocratique.
Conclusion
Le Rif n’est pas un simple territoire : il est mémoire, identité et aspiration. Le réduire à un problème sécuritaire revient à ignorer ce qu’il révèle du modèle marocain dans son ensemble. Le reconnaître comme partenaire à part entière, c’est rendre justice à son histoire et assurer la stabilité du pays. Plus encore, c’est ouvrir la voie à un Maroc qui fait de sa diversité une force et non un fardeau.