Université marocaine : entre réformes en cascade et crise de confiance

22 septembre 2025 - 17:10

Les réformes universitaires au Maroc se succèdent comme des vagues qui promettent de remodeler le rivage, mais laissent chaque fois la même impression d’inachevé. Derrière les patronymes ministériels qui se répondent comme une rime ironique se cache une continuité stagnante : l’université publique est ballottée entre projets managériaux, circulaires administratives et contraintes budgétaires, sans jamais trouver le souffle qui lui permettrait de conjuguer autonomie réelle, financement stable et dignité académique.

Il suffit parfois d’écouter la rime involontaire des patronymes ministériels pour saisir le comique de répétition qui traverse l’enseignement supérieur marocain. D’abord Saïd Amzazi, ensuite Abdellatif Miraoui, puis Azzedine Midaoui. Trois ministres, trois époques, trois promesses de rupture. À chaque arrivée, l’annonce d’un « grand chantier » censé moderniser l’université. À chaque départ, la même impression de chantier inachevé. L’histoire récente ressemble à une pièce en plusieurs actes où la « réforme » devient leitmotiv, reprise en chœur par chaque nouveau titulaire du portefeuille.

La dernière mouture s’appelle loi 59.24. Présentée comme une avancée majeure, elle concentre aujourd’hui les critiques les plus vives. Derrière son vocabulaire technique – gouvernance, organes délibérants, structuration interne – se cache une recomposition du pouvoir qui, pour beaucoup d’enseignants et d’observateurs, affaiblit l’université publique au lieu de la renforcer. L’un des points les plus contestés de cette réforme concerne justement la gouvernance. Le texte prévoit la création d’un nouveau conseil, baptisé مجلس الأمناء, qui s’ajoute au Conseil de l’université. Ce nouvel organe réduit considérablement le rôle de l’instance élue, reléguée à une fonction consultative. La présence du wali de la région dans ce conseil suscite une vive inquiétude, car beaucoup y voient une tutelle politique qui compromet directement l’autonomie de l’université et en fait un espace encore plus dépendant des équilibres locaux que des dynamiques académiques.

Le Syndicat National de l’Enseignement Supérieur (SNEsup) a fait de cette loi le symbole d’une dérive. Le 17 septembre 2025, il a organisé une grève nationale largement suivie, signe d’un malaise profond. Dans ses communiqués, le syndicat dénonce une réforme qui « fragilise l’autonomie » et « prépare le terrain à la privatisation » sous couvert d’efficacité. Derrière les termes juridiques se profilent deux visions antagonistes : celle d’un ministère qui veut rationaliser à travers des mécanismes managériaux, et celle d’une communauté universitaire qui craint l’érosion de ses droits collectifs et de sa mission publique.

Car la question n’est pas seulement institutionnelle. Elle touche au cœur de la vie académique : les carrières bloquées, les promotions retardées, les salaires qui stagnent, les engagements de 2023-2024 restés lettre morte. Les enseignants, déjà éprouvés par des années de promesses ajournées, ont trouvé dans la grève un moyen d’exprimer leur exaspération. L’argument de la rigueur budgétaire ne convainc plus lorsque les amphithéâtres débordent, que les infrastructures vieillissent et que l’effort de recherche se dilue faute de moyens.

La situation illustre un déséquilibre criant, avec un État omniprésent dans la gestion quotidienne et largement en retrait lorsqu’il s’agit du financement. Le ministère multiplie les circulaires, redéfinit les structures, impose des schémas de gouvernance, mais l’investissement massif qui seul permettrait d’améliorer la qualité reste en suspens. Les étudiants vivent la contradiction au quotidien. Ils entendent parler de modernisation, mais ils voient des salles surchargées, des bibliothèques dépourvues de ressources numériques, des stages introuvables et des diplômes qui peinent à s’insérer sur le marché du travail.

La loi 59.24 se voulait le point de départ d’une nouvelle ère. Elle risque au contraire d’accentuer le sentiment d’une université malmenée. Les opposants soulignent que l’université n’a pas besoin d’une réforme de son organigramme, mais d’un plan national de financement et de revalorisation du corps enseignant. Tant que ce socle manquera, chaque réforme sera perçue comme un simple changement de façade.

Cette crise s’inscrit dans une temporalité plus longue. Depuis deux décennies, l’université marocaine oscille entre ambitions modernisatrices et contraintes budgétaires. L’arrivée d’Amzazi avait été saluée comme une ouverture vers la rationalisation pédagogique. Miraoui avait promis de rapprocher la recherche de l’économie. Midaoui, plus récemment, s’est présenté comme l’homme de la consolidation. Mais derrière les slogans, la constance réside dans l’incapacité à répondre aux revendications structurelles. La rime ironique de leurs patronymes n’est que le reflet sonore de cette continuité stagnante.

La grève du 17 septembre a révélé la profondeur du divorce. Les campus se sont vidés,  les réunions suspendues. Pour un pays qui cherche à placer le savoir au cœur de son développement, voir son université paralysée envoie un signal inquiétant. Les étudiants, principaux concernés, se retrouvent pris entre deux feux : d’un côté un ministère arc-bouté sur ses textes, de l’autre un corps professoral qui réclame reconnaissance et moyens.

Cette confrontation révèle aussi un enjeu de fond, car l’université publique demeure l’un des rares lieux où une parole critique peut encore s’exprimer avec une certaine liberté. L’affaiblir revient à réduire un lieu de socialisation démocratique et de production de pensée. Le SNEsup insiste sur ce point : défendre l’université, c’est défendre un bien commun, un patrimoine immatériel qui dépasse les calculs politiciens.

À ce stade, deux scénarios se dessinent. Soit le ministère choisit l’épreuve de force et persiste dans l’application de la loi 59.24 sans concessions majeures. Soit il ouvre un dialogue réel avec les représentants du corps enseignant pour réintroduire l’idée de consensus. Dans les deux cas, l’avenir de la réforme sera jugé non pas à ses slogans, mais à ses effets tangibles sur les conditions d’étude et de travail.

Au fond, l’enseignement supérieur au Maroc reflète une contradiction nationale plus vaste, celle d’un pays qui proclame son ambition de miser sur le savoir et l’innovation tout en tardant à investir durablement dans ses institutions académiques. Les réformes se succèdent, les ministres se relaient, les acronymes changent. Mais tant que la salle de cours reste saturée et que l’enseignant peine à finir le mois, aucune loi, aussi sophistiquée soit-elle, ne suffira à restaurer la confiance.

Dans ce contexte, le triptyque Amzazi–Miraoui–Midaoui restera dans les mémoires comme une sorte de refrain ironique. Les noms changent, les promesses se renouvellent, la rime persiste. Et l’université, elle, attend toujours la véritable réforme : celle qui conjugue autonomie, financement et dignité.

Mohammed Sahnoune est enseignant chercheur

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