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Cent ans après le débarquement, l’ombre coloniale plane encore sur le Rif

25 septembre 2025 - 13:31

Le voyage commémoratif organisé par une association de Ceuta pour marquer le centenaire du débarquement d’Al Hoceima illustre la persistance d’une mémoire coloniale célébrée en Espagne. Au Maroc, cet épisode reste associé au traumatisme de la guerre du Rif, aux souffrances des populations et à la résistance menée par Abdelkrim El Khattabi.

À l’occasion du centenaire du débarquement d’Al Hoceima (1925-2025), une association culturelle de Ceuta, le « Grupo Xeruta », a réuni plus de soixante participants pour un périple dans plusieurs sites du Rif. Présentée comme une excursion historique, l’initiative incluait des visites de champs de bataille, des conférences et un hommage rendu au cimetière espagnol d’Al Hoceima aux soldats tombés lors de l’opération militaire. Pour les organisateurs, il s’agissait de faire revivre un moment « glorieux » de l’histoire espagnole. Pour les Marocains, ce type de commémoration réveille une blessure qui n’a jamais cicatrisé.

Le débarquement d’Al Hoceima représente bien plus qu’une opération militaire. C’est un tournant de la guerre du Rif. En septembre 1925, la collaboration franco-espagnole permit d’écraser la République du Rif proclamée par Abdelkrim El Khattabi. L’ampleur des moyens déployés, l’usage massif de l’aviation et le recours documenté aux armes chimiques ont marqué durablement la région. Ce fut l’un des premiers débarquements modernes de l’histoire militaire, étudié ensuite dans les académies, mais pour les habitants du Rif, ce fut une tragédie faite de bombardements, d’exodes forcés et d’humiliations répétées.

La mémoire marocaine ne s’attarde pas sur les stratégies de généraux ni sur les manœuvres navales. Elle retient le prix exorbitant payé par les populations locales pour avoir refusé la domination coloniale. Les villages détruits, les champs abandonnés, les familles décimées composent un héritage de douleur qui se transmet de génération en génération. Le centenaire d’Al Hoceima est donc, pour le Maroc, l’occasion de rappeler que la souveraineté nationale a été acquise au prix du sang et des sacrifices.

Le voyage du groupe de Ceuta révèle une contradiction éloquente. En Espagne, la mémoire coloniale est encore portée par les descendants de soldats, les cercles historiques et certaines institutions locales. Ils évoquent courage, héroïsme, discipline militaire. Au Maroc, la lecture est toute autre : elle met en avant la souffrance, la résistance et la dignité des populations du Rif. Cet écart de lecture illustre à quel point l’histoire coloniale demeure un terrain de confrontation mémorielle, où chaque camp cherche à imposer sa vision du passé.

Al Hoceima, ville moderne ouverte sur la Méditerranée, symbolise aujourd’hui le Maroc d’après l’indépendance. Pourtant, sous les façades rénovées et les plages fréquentées par le tourisme, subsiste une mémoire souterraine. Les habitants se souviennent des récits de leurs grands-parents, des bombardements au gaz, des morts silencieux. La visite de délégations espagnoles, même présentée comme culturelle, ne peut effacer ce souvenir. Elle risque au contraire d’être perçue comme une tentative d’imposer une lecture unilatérale de l’histoire.

Le contexte rend l’affaire encore plus sensible. Ceuta et Melilla, toujours sous administration espagnole, sont considérées par le Maroc comme des villes occupées. Qu’une initiative de commémoration coloniale parte de Ceuta accentue le paradoxe. On célèbre une opération militaire qui a écrasé la résistance marocaine depuis une ville elle-même symbole de la présence coloniale. Pour l’opinion publique marocaine, ce type de geste attire inévitablement l’attention et met en lumière les limites de la reconnaissance mutuelle ainsi que la difficulté d’affronter le passé commun.

Cette mémoire douloureuse interpelle également la communauté internationale. Depuis des décennies, des chercheurs et des associations réclament la reconnaissance de l’usage d’armes chimiques par l’Espagne dans le Rif. Les archives, les témoignages et les études médicales confirment les effets à long terme de ces pratiques sur la santé des populations et l’environnement. Pourtant, aucune reconnaissance officielle n’a été formulée. Le centenaire aurait pu constituer une opportunité pour avancer vers la vérité et la réconciliation. Il s’est limité à des hommages militaires, renforçant l’impression d’une histoire écrite à sens unique.

L’histoire coloniale ne s’efface pas. Elle resurgit à chaque commémoration, à chaque article de presse, à chaque initiative mémorielle. Elle rappelle que le colonialisme fut une entreprise de domination et de violence, et que ses cicatrices perdurent dans les mémoires et les paysages. Au Maroc, elle nourrit un devoir de mémoire qui insiste sur la dignité des populations du Rif et sur la nécessité de transmettre cette histoire aux nouvelles générations.

Cent ans après, Al Hoceima reste un point de fracture. Pour l’Espagne, le débarquement demeure un chapitre d’histoire militaire étudié dans les académies. Pour le Maroc, il est la preuve que la lutte pour la souveraineté et l’intégrité territoriale s’est construite contre la colonisation, dans la douleur et le sacrifice. Le contraste entre mémoire coloniale et mémoire nationale persiste. Et les initiatives comme celle du « Grupo Xeruta » montrent que l’histoire, loin d’être close, demeure un terrain sensible où se jouent la mémoire collective, la dignité des peuples et l’avenir des relations entre voisins.

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