Le débat sur le nouvel ordre international se concentre sur l’ascension de la Chine, la résilience russe, l’épuisement des institutions issues de Bretton Woods ou le manque d’ambition et fragilité de l’Union européenne. Peu observent une transformation parallèle tout aussi décisive, à savoir l’installation progressive d’un nouvel ordre narratif qui redéfinit les fondements des démocraties occidentales. Donald Trump, lors de son récent discours aux Nations Unies, illustre parfaitement cette mutation en se présentant comme « pacificateur » tout en dynamitant les institutions qu’il prétend défendre. Il ne s’agit pas d’une dérive fortuite, mais d’une stratégie coordonnée visant à altérer notre interprétation de la réalité politique. Elle opère par la resignification de concepts clés comme « démocratie », « liberté », « terrorisme » ou « autodéfense », les transformant en termes vides qu’on remplit de contenu autoritaire. L’illibéralisme global a développé une ingénierie sémantique qui normalise l’inacceptable en manipulant le langage.
La resignification du vocabulaire constitue le premier axe de cette opération. En Espagne, le Parti Populaire de droite adopte les techniques de l’extrême droite pour délégitimer le gouvernement. Le leader de ce courant, le « moderé » Feijóo, qualifie Sánchez de « dictateur », normalisant qu’un exécutif démocratiquement élu soit taxé d' »autoritaire ». En Algérie, lors du Hirak, ceux qui défendaient le droit à manifester pacifiquement furent étiquetés d' »ennemis de la nation », « agents de l’étranger » et « déstabilisateurs », assimilant l’exercice de droits politiques à des crimes contre l’État. Cette violence verbale devient un outil légitime d’opposition. George Lakoff explique comment les schèmes conceptuels déterminent notre interprétation de la politique, de sorte que les modifier transforme la perception citoyenne. « Corruption » ne désigne plus le détournement de fonds, mais toute décision qui contrarie un opposant politique. Cette opération requiert la coordination entre politiciens et médias pour que ces redéfinitions paraissent naturelles.
La normalisation de l’inacceptable constitue un second vecteur de la stratégie. Elle opère en répétant des structures discursives qui rendent admissible l’impensable. Marine Le Pen évoque la « Grande Substitution » et propose la « remigration », transformant la xénophobie en programme politique légitime. Geert Wilders appelle à « fermer les mosquées » et à interdire le Coran, normalisant l’islamophobie institutionnelle. Cette dégradation discursive brise les lignes rouges de la coexistence démocratique. Israël qualifie de « terroristes » des victimes civiles à Gaza, y compris des enfants. Pour l’État hébreu, l’étiquette de « combattants » englobe des enfants de cinq ans et celle de « boucliers humains » justifie de bombarder des hôpitaux. Aux États-Unis, un ultra-xénophobe et raciste comme Charlie Kirk a été élevé au rang de saint sur l’autel du trumpisme, devenant martyr d’une cause suprémaciste qui jusqu’à très récemment nécessitait une certaine dissimulation. Désormais, néanmoins, la haine n’a plus besoin de masque ni d’euphémisme.
La construction de réalités alternatives complète cette architecture. Timothy Snyder explique dans son livre On Tyranny que les régimes illibéraux ne suppriment pas l’information brutalement, mais créent des écosystèmes informatifs où leurs récits semblent véridiques. Netanyahu présente la Palestine comme une menace existentielle tout en annonçant des projets immobiliers à Gaza pour attirer les touristes, faisant coexister extermination et affaires immobilières sans contradiction apparente. Viktor Orbán, président hongrois proche de Poutine et figure de proue de l’euroscepticisme ultra en Europe, combine élections et érosion de l’État de droit, assumant la dérive vers une « démocratie illibérale » qu’il présente même comme un modèle supérieur. Ces réalités alternatives ne cherchent pas la crédibilité externe, mais la cohésion interne d’un électorat disposé à accepter des fictions qui confirment ses préjugés.
Ce nouvel ordre narratif représente sans aucun doute un défi existentiel pour nos systèmes libéraux et nos sociétés ouvertes. Lorsque les concepts politiques fondamentaux sont disputés et que l’interprétation se fragmente, le débat public passe au second plan et se voit remplacé par des tranchées imperméables où le dialogue n’est plus possible. Cette reconfiguration sémantique prépare des changements institutionnels ultérieurs, car une citoyenneté qui accepte un vocabulaire autoritaire résistera difficilement à l’érosion des institutions. Hannah Arendt nous a avertis que lorsque le langage perd sa capacité à décrire la réalité partagée, la politique se transforme en pure violence. Le trumpisme exemplifie comment cet ordre narratif pénètre les démocraties consolidées, démontrant qu’aucun régime n’est à l’abri quand il permet à l’autoritarisme de coloniser son langage. Aujourd’hui, la bataille démocratique est une lutte pour les significations.