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L’intellectuel de gauche et l’impasse du projet de changement — lecture critique

30 septembre 2025 - 13:33

                                                 Dr. Soufiane El Hattache

Traiter une question d’une telle complexité impose de commencer par formuler une série d’interrogations agissant comme autant de clés de lecture. Elles sont nécessaires pour appréhender la crise structurelle qui frappe la gauche radicale, cette gauche qui a consenti de lourds sacrifices et payé un prix élevé pour porter un projet de changement aujourd’hui à bout de souffle, sinon étranglé dans l’impasse. Dès lors, une réflexion s’impose sur les fondements intellectuels et civilisationnels de cette défaillance.

Qui est, en vérité, cet intellectuel révolutionnaire de gauche à qui incomberait la tâche de réaligner la boussole d’une société en plein recul, ébranlée par un effondrement inquiétant sur tous les plans ? Quelles sont les qualités, le profil et l’identité de cet acteur supposé de la refondation ? Et surtout : possède-t-il l’épaisseur de pensée et la vision civilisationnelle nécessaires pour assumer une mission d’une telle portée ?

À mon sens, la question de l’intellectuel est d’une extrême sensibilité dans sa définition, et revêt une importance majeure tant sur le plan social que civilisationnel. Cette problématique a émergé sur la scène mondiale dès le XVIIᵉ siècle, lorsque s’est constituée en Europe une catégorie que l’on a appelée la classe des intellectuels. Après le XIXᵉ siècle, cette couche sociale a progressivement fait son entrée dans les pays non européens — en Afrique, en Asie et en Amérique latine — notamment avec l’essor du courant marxiste qui adoptait le mot d’ordre de défense et de libération de la classe ouvrière face à l’exploitation capitaliste.

À la suite de la révolution bolchevique en Russie et de la formation de l’Union soviétique sous la direction de Lénine, une nouvelle déclinaison de la pensée marxiste est apparue sous le nom de marxisme-léninisme. Celle-ci s’est voulue favorable aux mouvements de libération nationale, en dépit de l’ambiguïté du positionnement marxiste vis-à-vis du colonialisme européen — ambiguïté imputable à la structure idéologique de la doctrine elle-même.

Il faut toutefois rappeler une idée fondamentale : si l’intellectuel ne se connaît pas lui-même et ne connaît pas la société dans laquelle il évolue, sa mission de transformation devient impraticable, et il lui est impossible de réaliser son projet révolutionnaire et civilisationnel. Il ne peut assumer la fonction qu’il revendique. L’intellectuel — où qu’il soit — doit donc comprendre les traits qui le définissent, les conditions historiques et sociales qui ont vu sa formation, et les racines profondes d’où émergent ces caractéristiques.

Une fois que l’intellectuel entreprend l’analyse de sa propre personne, il devient capable de connaître sa société et d’emprunter la voie qui doit être la sienne, en avançant dans la direction où il lui revient de progresser.

Aujourd’hui, alors que nous entamons le premier quart du XXIᵉ siècle, nous disposons d’un groupe ou d’une couche que l’on qualifie d’intellectuels de gauche, et que l’on pourrait considérer comme un possible vecteur historique de transformation. Mais cette catégorie demeure prisonnière d’un modèle idéologique figé, importé tel quel d’un contexte social et historique étranger, sans aucun effort d’adaptation à sa propre société ni à son identité. C’est là supposer, à tort, que toute pensée peut être simplement transplantée. Or, dans sa définition la plus rigoureuse, la pensée consiste à produire du neuf, sans rupture épistémologique artificielle.

Partant de ce constat, il devient indispensable — avant toute chose et de manière naturelle — de revenir à nous-mêmes, à notre culture et à notre identité, afin de forger notre propre modèle révolutionnaire et civilisationnel. Il s’agit de construire la forme de transformation qui nous correspond, dans notre géographie symbolique, selon ce que Malek Bennabi nommait « l’équation de la civilisation » : une équation dont l’élan et la force puisent leur source dans le facteur religieux. Que cela plaise ou non, la religion joue un rôle civilisationnel actif, et l’idée religieuse constitue le point de départ de toute civilisation. Ce constat n’est pas l’apanage des penseurs musulmans : il traverse une large part de la production intellectuelle humaine.

La critique de la réalité et de la condition de ce que l’on appelle les intellectuels révolutionnaires dans les sociétés non européennes — qu’elles soient africaines, asiatiques ou latino-américaines (en dépit de certaines spécificités propres aux élites sud-américaines) — révèle malheureusement qu’il s’agit presque d’une copie conforme du modèle des intellectuels européens, sans ajout ni adaptation. Dans ces conditions, il nous est impossible de nous connaître nous-mêmes, ni d’identifier nos faiblesses et nos forces, tant que nous n’avons pas analysé « la version originale », afin de comprendre dans quelles circonstances s’est formée la catégorie des intellectuels en Europe, sous quelles influences historiques et sociales sont apparues ses caractéristiques de classe, ses traits psychologiques, doctrinaux, idéologiques et spirituels.

En somme, on ne peut comprendre l’intellectuel asiatique, africain, arabe ou amazigh qu’à condition de connaître d’abord l’intellectuel européen — dans sa version moderne issue du siècle des Lumières et de la Renaissance, ainsi que dans sa déclinaison marxiste apparue à la fin du XIXᵉ siècle et au début du XXᵉ. C’est cette dernière qui a été greffée de manière forcée sur nos réalités sociales et culturelles. Le premier modèle, celui de la modernité européenne, s’est construit sur l’émancipation vis-à-vis de la domination ecclésiale cléricale, laquelle s’opposait à la raison et l’entravait. Quant à la matrice marxiste, elle a considéré la religion comme le reflet d’une infrastructure socio-économique (selon la conception du matérialisme historique), utilisée par les classes dominantes pour justifier l’exploitation.

Mais la grande question stratégique qui se pose à nous est la suivante : de quelle religion s’agit-il lorsqu’on parle d’une foi qui aurait enchaîné la raison, combattu la science et opprimé la pensée au cours du Moyen Âge ? Quelle religion aurait été « l’opium des peuples » ? La religion a-t-elle réellement servi, dans l’histoire, d’outil d’anesthésie et de légitimation de l’ordre établi ? Et existe-t-il, à travers les époques, un type unique et figé de religiosité correspondant à cette description ?

Si nous partons concrètement de notre réalité, de notre histoire et de notre expérience maroco-amazighe, quelle place la religion a-t-elle occupée dans la construction civilisationnelle de la nation marocaine ? Quel rôle a-t-elle joué dans l’émergence de modèles de résistance ?

La mission de l’intellectuel de gauche ne devrait pas consister à combattre la religion qui a façonné une grande civilisation, produit des sciences, engendré une renaissance du savoir et donné naissance à des savants et des philosophes qui ont constitué une base essentielle pour le progrès de l’humanité — y compris la renaissance de l’Occident à travers le pont de la civilisation andalouse maroco-musulmane — et inspiré des formes de résistance qui ont impressionné le monde.

Il est vrai qu’il existe un versant obscurantiste et clérical de la pensée religieuse islamique, lequel a été historiquement instrumentalisé par le despotisme pour renforcer la domination politique et économique. Mais ce n’est pas là la religion portée par les prophètes, ni celle suivie par les savants, les leaders éclairés et les grands bâtisseurs de civilisations qui ont préparé les conditions d’un essor historique indéniable.

La mission de la gauche — en tant que mission révolutionnaire — devrait être, selon l’expression du penseur défunt Hassan Hanafi, « combattre la religion afin de ressusciter la religion ». Il s’agirait ainsi de porter le flambeau des mouvements prophétiques révolutionnaires qui n’ont jamais pu se réaliser pleinement dans l’histoire. À ce propos, Hanafi souligne que le combat mené par les penseurs des Lumières contre la religion médiévale, réactionnaire et autoritaire, rejoint en substance celui que les prophètes eux-mêmes avaient engagé, bien que les contenus diffèrent. Le penseur occidental, dit-il, n’a pas su distinguer entre la vraie religion et sa caricature, et a englouti toutes les traditions religieuses dans une seule et même catégorie, les considérant comme un signe d’arriération et de sclérose.

Or, Hassan Hanafi appelle à faire la distinction entre la religion des prophètes, des opprimés et des déshérités, et la religion des élites, des privilégiés et des puissants. Il pose cette question révélatrice : « Comment peut-on juger la religion qui a façonné Abou Dhar avec les mêmes critères que celle qui garantit l’opulence de l’oppresseur et la faim de l’opprimé, celle qui a produit et protégé la pauvreté ? »

Dans cette optique, Hanafi — comme d’autres penseurs — opère un déplacement du ciel vers la terre, de manière fluide mais sans cadre méthodologique inductif rigoureux. Pour lui, la religion de l’unicité (tawhid) est la vraie religion ; et la religion des opprimés, des dépossédés, est celle du tawhid.

Remarque :

Cet article s’apparente davantage à une réflexion libre, proche d’une chronique ou d’une note de pensée. Il vise à enrichir le débat public et à impulser une dynamique autour d’une question que nous considérons essentielle pour établir une critique constructive de l’expérience de la gauche radicale.
Il ne prétend pas se substituer à un traitement scientifique ou académique rigoureux du sujet.

 

Dr. Soufiane El Hattache est Directeur du Centre Rifain d’Études et de Recherches
(Source: Anfaspress.com. Traduit de l’arabe par l’équipe de rédaction de Alyaoum24.fr)

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