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Vivre jusqu’à 150 ans : quand la longévité devient un projet de pouvoir

01 octobre 2025 - 16:45

Quand un micro capte Vladimir Poutine et Xi Jinping en train d’évoquer l’idée de vivre jusqu’à 150 ans, la tentation est de sourire. Erreur d’analyse. Ce n’est ni une fantaisie d’autocrates ni une digression d’ego vieillissant, mais l’expression d’un basculement discret : les dirigeants du XXIᵉ siècle ne se contentent plus de prolonger leur mandat, ils imaginent prolonger leur corps.

La coïncidence n’en est pas une : au moment où cette scène circule, une conférence internationale sur la longévité s’ouvre à Madrid. Des chercheurs, investisseurs et ingénieurs y affirment que vivre cent cinquante ans dans un corps “jeune” n’est plus un horizon mythologique, mais une perspective scientifique. Les thérapies cellulaires, la reprogrammation des tissus et les technologies biomédicales financées par les géants de la Tech redessinent déjà la frontière entre vieillir et durer.

Les mots employés par José Luis Cordeiro, figure du transhumanisme hispanophone, donnent le ton. Selon lui, la longévité extrême pourrait devenir un jour un droit universel, à l’image des vaccins ou des antibiotiques. Mais derrière cette promesse égalitaire, une autre dynamique se dessine. La course à la vie rallongée est d’abord portée par les puissances et les fortunes capables d’investir dans la biologie de demain. Elon Musk, Jeff Bezos, les fonds souverains du Golfe, les États autoritaires et les laboratoires privés ne rêvent pas d’utopie collective, mais de maîtrise individuelle du temps biologique.

Ce qui est présenté comme une révolution médicale est d’abord un projet de pouvoir. Vivre longtemps, dans l’esprit de certains dirigeants, ne revient pas à défier la mort, mais à prolonger l’autorité. Le XXIᵉ siècle pourrait inaugurer une ère où l’asymétrie ne sera plus seulement économique, numérique ou militaire, mais aussi physiologique. Ceux qui décideront du monde vivront plus longtemps que ceux qui le subissent.

Pendant qu’une poignée d’États discutent de la jeunesse perpétuelle, la majorité de l’humanité négocie encore sa retraite, sa santé publique et son accès basique aux soins. Au Maroc, l’espérance de vie tourne autour de 77 ans, avec une projection de 75,6 ans pour les hommes et 79,1 ans pour les femmes selon le Haut-Commissariat au Plan. Les infrastructures de santé restent sous pression et les politiques de prévention avancent par à-coups, ce qui limite toute réflexion sérieuse sur l’accès équitable aux thérapies du futur. Là où, à Madrid, on parle de “reprogrammation cellulaire”, on continue ici à débattre du financement de la médecine de base et du vieillissement démographique sans stratégie.

La science, en soi, n’est pas le problème. Le risque vient de la répartition. Si les élites prolongent leur vitalité pendant que les sociétés s’épuisent, l’écart ne sera plus mesurable en revenus, mais en années. Le concept même de succession politique, de transmission sociale ou de justice générationnelle pourrait être redéfini sans débat. Un dirigeant rajeuni chimiquement à 90 ans pourra rester compétitif dans les urnes ou dans l’appareil d’État face à une population qui vieillit à l’ancienne.

Les experts réunis à Madrid évoquent des organes régénérés, des cancers neutralisés, la disparition d’Alzheimer ou de Parkinson. Mais ils évitent une question fondamentale : à quel prix démocratique et pour quelles catégories humaines ? Le discours de la “jeunesse prolongée” oublie que l’accès à la santé est déjà inégal, y compris en Europe. Même au sein des pays développés, une vie longue et saine dépend du statut social, du territoire et de l’économie. Là où la Sécurité sociale vacille, la biologie high-tech ne deviendra pas un bien commun, mais un privilège breveté.

L’Afrique du Nord, comme l’Afrique de l’Ouest, n’échappera pas à ce débat. La démographie change, les sociétés vieillissent, les budgets publics sont limités et les priorités stratégiques fluctuantes. Imaginer que l’ingénierie du vieillissement puisse s’imposer comme horizon collectif relève encore de l’illusion. Mais ignorer que d’autres s’y préparent serait une naïveté dangereuse.

Vivre plus longtemps, pour les puissants, ne revient pas à repousser le temps, mais à prolonger l’influence, car gagner vingt ou trente années supplémentaires de santé signifie aussi conserver pendant des décennies la capacité de décider, d’accumuler et de dominer. La véritable question n’est pas de savoir si l’humanité atteindra un jour les cent cinquante ans, mais plutôt d’identifier qui y parviendra en premier et au détriment de qui.

Ceux qui rêvent de durer biologiquement ne pensent pas à partager le temps, mais à s’en arroger le surplus. L’avenir ne se divisera plus entre riches et pauvres, mais entre ceux qui useront leur vie et ceux qui sauront la recycler. Si les corps deviennent un capital, la longévité deviendra un privilège. Et dans ce monde-là, la vieillesse ne sera plus un destin commun, mais un marqueur de classe.

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