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Le Maroc, allié indispensable… ou alibi commode ? Le double récit médiatique espagnol

03 octobre 2025 - 09:11

Depuis plusieurs années, l’Espagne oscille entre deux narratifs contradictoires lorsqu’il s’agit du Maroc : partenaire sécuritaire incontournable d’un côté, source de risque potentiel de l’autre. Cette dualité ne relève pas seulement du débat médiatique, mais traduit une tension plus profonde entre besoin stratégique et réflexes politiques.

La coopération entre Rabat et Madrid dans la lutte antiterroriste est régulièrement saluée par les services de renseignement et les gouvernements successifs. Les opérations conjointes menées depuis les années 2000 ont permis de démanteler des cellules liées à Al-Qaïda, au GICM ou à Daech, souvent avant qu’elles ne passent à l’action. Des attentats majeurs ont été évités grâce aux échanges d’informations, à la coordination policière et à l’action conjointe des magistratures. L’attentat de Barcelone en 2017 a remis en lumière l’importance du dispositif partagé, et plus récemment encore, à Ceuta, Melilla ou Algésiras, l’efficacité de la coopération a permis d’intervenir en amont de plusieurs projets violents. Les autorités espagnoles savent pertinemment que le renseignement marocain constitue un rempart essentiel face aux menaces transnationales.

Pourtant, cette réalité sécuritaire se retrouve souvent diluée, relativisée ou instrumentalisée dans certains médias espagnols. Lorsqu’un attentat est évité, le rôle du Maroc est mentionné brièvement, presque en note de bas de page. En revanche, dès qu’un fait divers implique un individu d’origine marocaine ou binational, des tribunes surgissent pour évoquer le risque d’« importation » ou d’« infiltration idéologique ». Ce glissement discursif permet de maintenir un flou commode : le Maroc est salué comme allié opérationnel tout en restant présenté comme source potentielle d’instabilité. Dans les cycles médiatiques dominés par la peur, l’équilibre bascule vite vers la suspicion.

Le champ politique n’est pas exempt de ces ambiguïtés. Le Parti socialiste (PSOE) assume la coopération sécuritaire comme un dossier d’intérêt mutuel et l’inscrit dans le cadre d’une relation bilatérale stratégique. Le Parti populaire (PP), lui, adopte un langage plus prudent, surtout lorsque le climat intérieur se crispe. Il reconnaît la nécessité de collaborer avec Rabat, mais évite de le revendiquer publiquement lorsque le débat se polarise. Quant à l’extrême droite de Vox, elle fait du Maroc un levier rhétorique : elle dénonce tour à tour l’« immigration incontrôlée », la « pression sur Ceuta et Melilla » et le « chantage sécuritaire », tout en réclamant davantage de contrôle frontalier sans jamais évoquer les mécanismes réels de coordination antiterroriste.

Cette tension se nourrit d’un autre mécanisme : le Maroc sert parfois de bouc émissaire implicite. Lorsqu’il s’agit de justifier un budget sécuritaire, de renforcer les dispositifs de contrôle ou de défendre des accords à Bruxelles, Rabat réapparaît comme allié incontournable. Mais quand la politique intérieure espagnole se crispe, les mêmes voix préfèrent mettre en avant la vulnérabilité supposée du voisin du sud. Ce double récit permet de concilier, en apparence, fermeté politique et dépendance sécuritaire, sans avoir à assumer pleinement la relation partenariale.

Sur le plan européen, cette ambiguïté s’inscrit dans une logique plus large : externaliser la sécurité en confiant au Maroc une partie de la gestion migratoire et antiterroriste, tout en gardant une distance narrative qui permet de ménager les discours populistes. Rabat devient ainsi la frontière avancée d’une Europe qui se veut protégée sans s’impliquer directement. Cette stratégie a été visible dans les discussions sur Schengen, dans les accords liés à la Méditerranée occidentale ou dans la gestion des flux aux Canaries, à Ceuta et à Melilla. Là encore, le Maroc est indispensable mais rarement traité comme un partenaire égal dans le discours public.

Ce qui frappe, c’est la facilité avec laquelle certains médias espagnols peuvent passer d’un registre à l’autre selon l’agenda du moment. La coopération devient évidente lorsqu’un attentat est évité, mais redevient discutable lorsque les tensions diplomatiques émergent, ou lorsque la droite cherche à mobiliser un électorat inquiet. Cette plasticité du récit permet de ne jamais trancher : le Maroc est à la fois rempart et menace, solution et problème, partenaire et variable d’ajustement.

Or, cette ambiguïté a un coût. Elle affaiblit la lisibilité du discours espagnol à l’international, crée un climat de méfiance inutile et réduit la portée politique des engagements conjoints. À long terme, un partenariat sécuritaire ne peut fonctionner pleinement que s’il est assumé dans les mots autant que dans les actes. Continuer à traiter le Maroc comme un allié discret quand cela arrange, et comme un risque présumé lorsqu’il faut rassurer l’opinion, expose Madrid à ses propres contradictions.

Il est évident que l’Espagne n’a aucun intérêt à fragiliser une relation qui sécurise son territoire, protège ses citoyens et renforce son poids au sein de l’Union européenne. Mais un partenariat stratégique ne se construit pas sur les silences, les sous-entendus ou les récits à double fond. Il suppose une parole claire, un respect mutuel explicite et une reconnaissance assumée. Tant que le Maroc restera coincé entre l’éloge discret et la suspicion opportuniste, le discours médiatique espagnol continuera de refléter une inquiétude qu’il entretient lui-même.

 

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