Le 6 mai 2025, Joseph Nye s’éteignait à l’âge de 88 ans dans un hôpital de Cambridge, Massachusetts. Avec lui disparaissait non seulement l’un des théoriciens les plus influents des relations internationales, mais aussi l’un des bastions crédibles d’une vision de la puissance américaine fondée sur l’attraction plutôt que sur la coercition. Une semaine avant sa mort, dans un entretien accordé à CNN, le professeur émérite de Harvard avait lancé un avertissement prémonitoire en affirmant craindre que le président Trump ne comprenne pas le soft power. Cette crainte s’est rapidement transformée en constat implacable d’une administration qui ne se contente pas d’ignorer le « pouvoir mou », mais qui l’enterre méthodiquement au profit d’un brutal réalisme offensif.
Nye avait introduit le concept de soft power en 1990 dans son ouvrage de référence Bound to Lead: The Changing Nature of American Power. Le pouvoir d’un État ne repose pas uniquement sur la coercition militaire ou économique (hard power), mais aussi sur sa capacité à séduire, à influencer et à attirer les autres à travers ses valeurs, sa culture et ses politiques. Le soft power se base sur la persuasion et la construction d’une image attractive. Dans ses travaux ultérieurs, Nye a développé aussi le concept de smart power, qui combine de manière équilibrée et stratégique hard et soft power. Cette approche sophistiquée de la diplomatie fut mise en pratique pour la première fois par Hillary Clinton, secrétaire d’État sous la première administration Obama, où persuasion et coopération allaient de pair avec la force, de façon rhétorique et potentielle ou réelle, selon les circonstances.
Aujourd’hui, cette vision semble appartenir à un passé révolu. Trump embrasse avec force la théorie du réalisme dans les relations internationales telle que définie par Hans Morgenthau dans Politics Among Nations, publié au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Selon cette école de pensée, les interactions entre États sont déterminées par la recherche de pouvoir et de sécurité dans un système anarchique, sans autorité centrale régulatrice. Le concept a été raffiné par Kenneth Waltz, père du néoréalisme, puis par John Mearsheimer qui a développé le « réalisme offensif », affirmant que les États cherchent à augmenter leur pouvoir et à atteindre l’hégémonie pour assurer leur sécurité. Le 47e président américain se révèle être un disciple zélé de cette approche, laissant de côté la séduction et la réflexion pour faire de la force et du conflit le cœur de sa politique étrangère.
Trump préfère être craint qu’aimé, faisant de la mesquinerie son signe d’identité et son modus operandi. Les exemples s’accumulent depuis son investiture. Immigrés illégaux menottés et exhibés publiquement avant d’être conduits dans des avions militaires vers leurs pays d’origine. Menaces à peine voilées dirigées contre le Danemark et le Canada, mais aussi envers le Panama et l’Union européenne, brisant complètement ce qui était autrefois considéré comme le « bloc occidental ». Gel brutal et sans préavis de l’aide internationale, semant le chaos sur la planète. Droits de douane brandis comme une arme de destruction massive contre ceux qui ont abusé de la « générosité américaine ». Présentation de la Bande de Gaza comme un terrain immobilier, poussant à l’exode ses légitimes habitants palestiniens. La rupture est totale avec l’approche diplomatique américaine traditionnelle qui avait prévalu pendant des décennies.
La longue liste de décisions unilatérales annoncées et adoptées depuis l’investiture de Trump témoigne d’une rupture radicale en politique étrangère. Aux antipodes du « pouvoir mou », le président américain a opté pour la confrontation, en surprenant un monde qui n’avait pas pris au sérieux ses menaces. Lorsque le président colombien Gustavo Petro rejette l’arrivée d’avions transportant des migrants expulsés, en quelques heures la Colombie se plie aux exigences nord-américaines. Lorsque l’objectif est d’imposer des tarifs douaniers au Mexique, la présidente Claudia Sheinbaum s’incline et multiplie les concessions. Lorsque Trump persévère en affirmant que l’Égypte et la Jordanie finiront par accueillir les Palestiniens, il n’hésite pas à les humilier et à les intimider, en leur rappelant tout ce qu’ils peuvent perdre. La diplomatie transactionnelle et la coercition remplacent l’attractivité culturelle et politique.
Ce vide créé par le retrait américain du soft power n’est pas passé inaperçu. Comme l’écrivait Nye dans un article posthume publié dans Project Syndicate, la Chine valorise le soft power et est prête à combler le vide que Trump est en train de créer. Mais ce ne sont pas seulement les grandes puissances qui se positionnent. D’autres acteurs régionaux comprennent l’importance stratégique du soft power. Le Maroc, par exemple, s’est imposé comme la troisième puissance en termes de soft power en Afrique selon le Global Soft Power Index 2025 de Brand Finance, déployant une diplomatie multidimensionnelle. Le royaume combine développement économique en tant que deuxième investisseur sur le continent, diplomatie religieuse modérée à travers l’Institut Mohammed VI de formation des imams, et une influence culturelle croissante. Cette approche sophistiquée contraste avec le mépris trumpien pour les instruments de persuasion et d’attraction.
Trump n’a ni amis ni alliés. Après des mois de gesticulations, l’Europe ressent la pression sans déclencher aucune action, se réfugiant dans la prudence. Au vieux continent, nous Européens peinons à croire que Washington puisse réellement dilapider ainsi sa capacité d’influence. Nous doutons aussi que les États-Unis disposent des ressources pour financer une telle inflation de menaces. Nous maintenons l’illusoire expectative d’une quelconque négociation pour que le leader histrionique entende raison. Nous la maintenons même après que JD Vance ait profité de la Conférence de sécurité de Munich pour discipliner et provoquer, signalant au passage qu’il y a un nouveau sheriff à Washington sans cacher ses sympathies pour l’extrême droite continentale. Le monde observe, médusé, le démantèlement systématique de sept décennies de diplomatie américaine.
Combien faut-il encore pour conclure que Trump II est mieux organisé, mieux armé, plus déterminé et pressé ? Combien de temps pour constater que son acharnement à démanteler le droit international et à saper le multilatéralisme poursuit une logique impériale, d’involution vers un monde de la loi du plus fort ? Dans son article posthume, Joseph Nye rappelait que dans le court terme, le hard power l’emporte généralement sur le soft power, mais qu’à long terme le soft power prévaut souvent. L’histoire lui donnera-t-elle raison ? Pour l’instant, une chose est certaine : le soft power américain est mort, Donald Trump l’a assassiné.