Ali Idrissi : « Abdelkrim al-Khattabi, un visionnaire que le Maroc n’a pas su écouter »

26 août 2025 - 17:46

Dans un entretien inédit accordé au podcast « Ṣawt al-dhākira », le chercheur et historien marocain Ali Idrissi revient sur la figure d’Abdelkrim al-Khattabi. Entre mémoire personnelle, regard critique sur l’histoire et plaidoyer pour une relecture démocratique du passé, l’auteur insiste sur l’actualité d’un penseur et résistant que l’on a trop longtemps marginalisé.

Né en 1945 dans la tribu de Bni Abdallah, dans la province d’Al Hoceïma, Ali Idrissi appartient à cette génération d’intellectuels marocains qui ont voué leur vie à l’exploration critique de l’histoire nationale. Chercheur universitaire, écrivain et essayiste, il a publié des ouvrages marquants tels que Abdelkrim al-Khattabi, l’histoire assiégée ou encore Nationalisme, libération et politique au Maroc : faits et perspectives. Dans l’entretien conduit par sa fille, Rajae Idrissi, il mêle souvenirs personnels et analyse historique pour esquisser un portrait nuancé du chef rifain, à la fois chef militaire, penseur moderne et réformateur visionnaire.

Une mémoire d’enfance marquée par Abdelkrim

Originaire d’un village voisin de la terre natale d’Abdelkrim, Idrissi raconte que son nom habitait déjà les conversations feutrées de son enfance. « J’étais voisin de Mohamed Ben Abdelkrim al-Khattabi. Nos maisons n’étaient séparées que par dix-sept kilomètres. Enfants, nous entendions son nom chuchoté, avec respect et admiration, mais toujours à voix basse, car nous vivions encore sous le colonialisme qu’il avait combattu. »

La mémoire du chef rifain circulait comme un héritage clandestin, chargé de respect, mais aussi de crainte, car sa victoire à Anoual en 1921 et son combat contre les armées espagnole et française restaient des blessures ouvertes dans l’histoire coloniale.

Le héros occulté par le Maroc indépendant

Si Abdelkrim a été célébré à l’étranger, sa mémoire fut, selon Idrissi, malmenée au Maroc. « Les partis marocains et le Makhzen détestaient Abdelkrim. Ils ont combattu ses partisans à l’intérieur du pays et l’ont laissé exilé au Caire. » Un paradoxe qui illustre la difficulté des autorités à reconnaître un homme dont le projet politique ne coïncidait pas avec les logiques de pouvoir post-indépendance.

Pourtant, dans le Machrek, Abdelkrim devint une figure emblématique. Shakib Arslan l’a cité comme exemple dans ses écrits, et des militants égyptiens, palestiniens ou irakiens ont trouvé dans son combat une source d’inspiration. « Plus de 5 000 ouvrages lui ont été consacrés à travers le monde », rappelle Idrissi, soulignant l’ampleur de son héritage au-delà des frontières marocaines.

Respecté même par ses ennemis

Un passage de l’entretien frappe par sa force : le récit d’une rencontre avec un ancien militaire français. « Un officier français m’a dit un jour : je l’ai combattu, mais j’ai combattu un homme digne et un stratège exceptionnel. Même nos ennemis le respectaient. »

Pour Idrissi, cette reconnaissance venue de l’adversaire illustre le caractère exceptionnel d’Abdelkrim. Il n’était pas un chef de guerre ordinaire, mais un leader capable de susciter le respect jusque chez ceux qui l’avaient affronté.

Trois valeurs cardinales

Au-delà des batailles, Abdelkrim portait une vision fondée sur trois valeurs essentielles.
« Trois valeurs guidaient son combat : la foi religieuse comme socle éthique, l’honneur comme principe de dignité, et la terre comme bien sacré ».

La religion, telle qu’il la concevait, n’était pas enfermée dans un rituel figé, mais un horizon moral permettant de construire justice et solidarité. L’honneur représentait la dignité collective, indissociable de la liberté politique. Quant à la terre, elle symbolisait l’attachement à la souveraineté nationale et la volonté de préserver le pays de toute domination étrangère.

Ces principes, explique Idrissi, n’étaient pas seulement une rhétorique : ils formaient la base d’un projet de libération, mais aussi de modernisation sociale et politique.

Héritier d’une tradition intellectuelle

Dans son entretien, Ali Idrissi rappelle qu’Abdelkrim al-Khattabi ne se voyait pas seulement comme un chef militaire, mais comme l’héritier d’une tradition intellectuelle marocaine riche. Il citait volontiers trois grandes figures qui incarnaient, chacune à leur manière, une part de ce legs : Mahdi Ben Toumert, le réformateur religieux et fondateur de l’empire almohade ; Ibn Rushd, le philosophe rationaliste qui fit dialoguer foi et raison ; et Ibn Battouta, le voyageur universel dont la curiosité embrassait le monde. Pour Abdelkrim, ces modèles montraient que l’histoire du Maroc ne se réduisait pas à une résistance armée, mais qu’elle s’enracinait aussi dans un patrimoine de pensée critique, d’ouverture et de réforme politique.

Un projet politique en avance sur son temps

Loin de se limiter à l’image d’un résistant militaire, Abdelkrim aspirait à un projet de société moderne. « Abdelkrim disait : je veux voir les portes des usines s’ouvrir dans mon pays plus que celles de nouvelles mosquées. Il pensait à un Maroc industriel, avancé, bien avant son temps. »

Trois valeurs guidaient son action : la foi religieuse comme socle éthique, l’honneur comme principe de dignité et la terre comme bien sacré. Mais il ajoutait à ces valeurs une ambition plus large : fonder un système politique démocratique.

Ali Idrissi insiste sur cette dimension : « Trois valeurs guidaient son combat : la foi religieuse comme socle éthique, l’honneur comme principe de dignité, et la terre comme bien sacré. » Ces principes n’étaient pas seulement un cadre moral, mais la base d’un projet de libération et de justice.

« Je suis venu avant mon temps »

Dans une autre séquence, l’historien rappelle la conscience aiguë qu’avait Abdelkrim de son décalage avec son époque. « Abdelkrim répétait souvent : je suis venu avant mon temps. Il savait que ses projets dépassaient les limites politiques et sociales du Maroc de son époque. »

Il aspirait à un Maroc démocratique et moderne, en phase avec les transformations du monde, alors que son pays restait enfermé dans une logique féodale et coloniale.

Une mémoire à réhabiliter

Au fil de l’entretien, Ali Idrissi souligne la nécessité de restituer Abdelkrim à la mémoire nationale, non pas pour l’ériger en statue figée, mais pour raviver son esprit d’indépendance, de modernité et de justice. « Abdelkrim n’est pas seulement une figure du passé, il est un repère pour l’avenir », insiste-t-il.

Ce rappel critique ne concerne pas uniquement le Rif. Il interpelle la trajectoire de tout le Maroc : comment redonner leur place aux figures qui ont porté des projets démocratiques et émancipateurs, même lorsqu’ils dérangeaient le pouvoir établi ?

Conclusion

À travers ce podcast, Ali Idrissi livre bien plus qu’un témoignage personnel. Il propose une relecture du passé marocain, libérée des silences officiels, et invite à reconnaître Abdelkrim al-Khattabi comme une figure visionnaire dont les idées demeurent actuelles. Les idéaux de démocratie, d’industrialisation et de dignité nationale qu’il portait demeurent des horizons ouverts pour le Maroc contemporain.

 

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