L’âme changeante du Maroc : entre souks et écrans

11 juin 2025 - 21:37

Il y a des pays qui changent par décret, et d’autres qui changent en silence, comme l’eau qui creuse la pierre. Le Maroc appartient à ces derniers. Le tumulte de ses souks ne s’est pas tu, mais on y entend une autre musique : celle d’une société qui s’étire, se contracte et se réinvente sans se briser, avec l’obstination de ceux qui vivent entre mémoire et avenir.

Dans le tissu social, la famille n’est plus ce bloc soudé de générations entrelacées. Émerge une famille plus urbaine, plus autonome, mais aussi plus fragile. La campagne ne retient plus, et les villes attirent une jeunesse avide de smartphones, de diplômes et de liberté, même si elle ne sait pas toujours quoi en faire. Entre la mosquée et le centre commercial … et parfois un marabout oublié, le temps se divise.

Ce qui était rural devient urbain, ce qui était intime devient public. Les réseaux sociaux ont ouvert des fenêtres, mais aussi des fissures. Jamais il n’a été aussi facile de regarder au-delà des frontières, et aussi difficile de comprendre ce qui se passe à l’intérieur. Le jeune Marocain n’hérite plus seulement du nom de son grand-père, mais aussi de l’angoisse globale d’un monde connecté. Il parle darija, amazigh, français, anglais… et emoji.

La culture, elle aussi, se transforme. Le rap cohabite avec le malhoun, les séries turques avec les légendes soufies, la calligraphie coranique avec le graffiti. Dans ce mélange, l’imaginaire national ne disparaît pas, mais il négocie. Le Maroc suit le mouvement du monde, mais garde son axe. Il change sans perdre son cap.

Les femmes, en particulier, changent la face visible du pays. Plus présentes dans les écoles, dans les rues, dans les tribunaux, elles avancent entre lois et regards. Ce n’est pas seulement une question d’émancipation, mais de repositionnement symbolique. Le corps, la voix et la décision féminine ne sont plus accessoires.

Et pourtant, les failles persistent. Le chômage des jeunes, les inégalités territoriales, les pratiques clientélistes, la difficulté d’imaginer un horizon commun… tout cela crée une tension constante entre désir et désenchantement. Le Maroc change, mais pas toujours dans la même direction.

Celui qui marche aujourd’hui à Casablanca ou à Tanger croira voir une ville postmoderne. Mais il suffit d’un détour par un douar de l’Atlas ou une rue de la périphérie pour retrouver les silences que les statistiques ignorent. Cette coexistence de vitesses et de logiques rend le changement marocain dense, métissé, parfois contradictoire. Pourtant, dans cette confusion, il y a aussi des ferments de renouveau.

Peut-être que le vrai défi n’est pas de changer, mais de comprendre ce changement. Le Maroc avance comme on prie : entre répétition et espoir, entre ce qu’on garde et ce qu’on souhaite. Dans ce mouvement, sa société ne se casse pas : elle se réécrit, encore et encore, portée par une énergie qui, parfois, prend le nom de foi ou de futur.

Comme l’écrivait Mahmoud Darwich :

أيها الماضي ! لا تغيِّرنا كلما ابتعدنا عنك

أيها المستقبل ! لا تسألنا: من أنتم؟ وماذا تريدون مني؟ فنحن أيضاً لا نعرف

أيها الحاضر! تحمَّلنا قليلاً. فلسنا سوى عابري سبيل ثقلاء الظل

Ô passé ! Ne nous transforme pas à mesure que nous t’éloignons.
Ô avenir ! Ne nous demande pas qui nous sommes, ni ce que nous voulons de toi — nous l’ignorons aussi.
Ô présent ! Supporte-nous encore un peu : nous ne sommes que de lourds passants de passage.

Fikri SOUSSAN est professeur universitaire.

Partager l'article

Partagez vos idées

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *