Soyons Woke ! Soyons éveillés et restons-le !

16 novembre 2024 - 10:31

Merci aux Afro-américains d’avoir introduit ce mot dans notre champ de réflexion et d’action. Avec l’éveil des sociétés du Sud, emparons-nous de lui sans retenue et élargissons son champ critique.

Sur les massacres à Gaza, au Liban… L’agression russe en Ukraine. Sur l’inaction climatique, sur les inégalités sociales qui montent partout dans le monde. Et aussi sur le mépris de genre et les violences faites aux femmes. La dégradation des droits et le recul de la démocratie qui déferlent sur les sociétés… Au Nord comme au Sud. Soyons éveillés pour sortir de la longue période post-coloniale qui maintient les liens de domination, sous de nouvelles formes, que le Nord impose aux sociétés du Sud.

Récupération par la droite et confusion à gauche

Nous éclatons de rage (ou de rire) en voyant comment ce mot a tenté d’être retourné par la droite et l’extrême droite ! Comment ? Être éveillé serait-il devenu une insulte ?

A droite, le combat est clair. Ainsi aux USA, le gouverneur De Santis, fidèle allié de Trump, avait lancé : « La Floride est l’endroit où le woke va mourir ». Des ministres en France ont fait de virulentes et ridicules attaques contre le « wokisme », principalement dans le domaine académique.

La plupart des intellectuels de gauche s’est laissé enfermer/piéger dans le retournement du mot. Un méli-mélo agite les milieux progressistes du Nord. On se perd dans les méandres des oppositions entre universitaires. Des chevauchements avec les positions sur d’autres terrains… Des anathèmes entre chapelles intellectuelles… On se perd dans les retournements de positions au fil des années…  Au final, rien d’intéressant n’émerge de ces pseudo débats.

Pendant ce temps, la droite cherche à imposer sa vision à coups de mensonges, insultes, anathèmes.

Une grande confusion s’est en effet installée dans la pensée de gauche qui se manifeste souvent par la dilution des frontières avec des idées de droite et d’extrême droite. Ainsi, Donald Trump proclame qu’il est contre le libre-échange. Faut-il soutenir pour autant cet instrument commercial de la mondialisation libérale ? Le même Trump a déclaré que les Etats Unis n’auraient jamais dû faire la guerre en Iraq, au motif que cela a fait perdre des milliards de dollars aux citoyens américains. Faut-il pour autant soutenir cette guerre dévastatrice pour les populations de la région et qui a déstabilisé durablement le monde ?

En France, d’autres mots ont été l’objet de tentatives (plus ou moins réussies) de retournement. Ainsi de l’antiracisme, de la laïcité, de l’antisémitisme. Dans sa croisade contre l’Islam, contre les migrants, l’extrême droite brandit la laïcité. Avec son soutien aux politiciens israéliens qui imposent la domination coloniale aux Palestiniens depuis 70 ans et massacrent sa population, elle prétend dénoncer l’antisémitisme. Dans sa défense des « hommes blancs », elle dénonce le « racisme anti blancs ».

Recul de la pensée progressiste

Même si d’autres causes peuvent être invoquées, je souhaiterai insister sur un point majeur. Ce recul provient d’abord et avant tout d’une immense gêne dans la relation des intellectuels (notamment français) avec le Sud. L’esprit de domination qui a porté et soutenu la démarche coloniale, auquel des progressistes ont été inconsciemment associés, ne s’est pas dissipé. Sauf exceptions.

Même chez ceux qui ont sincèrement soutenu les causes nationales lors des luttes des indépendances. Et qui portent depuis un regard bienveillant sur la coopération avec les pays « en développement ». Nous avons largement traité de ce point dans : « L’angle mort de penseurs du Nord sur le Sud. Castoriadis, Baudrillard, North et al. »

Les déceptions ressenties sur l’évolution des régimes dans les pays qui avaient accédé à l’indépendance sont aussi largement causes de la confusion qui demeure dans l’esprit de nombreux progressistes. Le cas de l’Algérie, qui avait mobilisé nombre d’entre eux dans les années 1950-60 en soutien à la lutte pour la libération nationale est emblématique de ce point de vue. Un soutien sincère dans l’action. Mais une vision naïve de l’évolution des sociétés. Le « refoulement du mal » que la pensée progressiste pratique largement peut être ici invoqué pour expliquer cet aveuglement et, finalement, ce dépit.

Alors qu’au Nord la gauche s’embrouille dans des querelles de jésuites, les sociétés du Sud participent de cet éveil. La masse gigantesque de jeunes adultes disposant désormais d’une éducation « moderne » dans les sociétés du Sud, ajouté à l’accès massif aux moyens digitaux, commencent à changer le monde. Ce changement passe par un éveil croissant sur la signification profonde du fait colonial et ses prolongements actuels. Sur ses fondements, faits de déshumanisation, d’imposition de la suprématie de l’homme blanc comme évidence… Avec l’extrême violence qui en découle, dans la destruction des sociétés, des êtres humains. On reconnait ici l’apport fondamental, irremplaçable, de Franz Fanon !

Pour le meilleur et pour le pire, ce changement prend la forme de distance avec, ou de rejet violent de l’Occident. Distance et/ou rejet de la domination sous ses innombrables formes que les puissances occidentales ont maintenues dans l’ère post-coloniale. Après celle qu’ils avaient réussi à imposer précédemment aux temps de l’esclavage et des colonies.

Le Sud oublié dans la confusion du Nord

Le grand mouvement d’éveil, la puissante émergence de cet état de conscience, se passent et se passeront pour l’essentiel dans les sociétés du Sud. C’est ce que les ratiocinations des intellectuels au Nord ne voient pas. Tournés sur eux-mêmes, noyés dans des oppositions futiles, ils laissent la porte ouverte aux assauts ridicules de la droite et de l’extrême droite.

Le rejet de l’Occident peut prendre des formes extrêmes. Où le refus de l’autre, le racisme, la violence, les alliances douteuse voire funestes… prennent le pas, en se substituant à une réflexion sur les enjeux de l’autonomie de la pensée. Le pas sur le nécessaire esprit critique y compris sur soi-même qui doit animer tout mouvement d’émancipation.

C’est l’immanquable loi des mouvements sociaux massifs. Des mouvements qui charrient dans la force de leur élan le meilleur (l’émancipation) et le pire (le rejet de l’autre, le suprémacisme…). L’important est de bien voir ce qui constitue l’essentiel, la force motrice, de ce mouvement. Et le sens global qu’ils prennent.

Le maintien obstiné des pays occidentaux à soutenir les massacres de masse perpétrés à Gaza par Israël, par ses dirigeants avec l’appui d’une majorité de sa population et d’une fraction non négligeable de ses diasporas, accélèrent ce mouvement d’éveil dans des parts croissantes des sociétés du Sud. Mais aussi dans celles du Nord qui pour l’instant restent impuissantes à modifier la politique de leurs dirigeants.

Dans la période contemporaine, les massacres de masse des deux guerres mondiales, la Shoa, Hiroshima et Nagasaki avaient vu, dans l’extrême horreur, les sociétés du Nord se déchirer entre elles. Le génocide au Ruanda avait opposé, dans l’épouvante, des fractions de société au Sud. Avec les meurtres de masse perpétrés à Gaza, c’est la quasi-totalité des Etats du Nord qui apportent au pouvoir génocidaire d’Israël son soutien aux massacres de populations du Sud. On se retrouve là dans un funeste schéma Nord/Sud, dans l’exacerbation d’une situation coloniale Et ce soutien inconditionnel comptera dans le tournant de la conscience mondiale.

Alors oui, restons éveillés avec les sociétés du Sud qui relèvent la tête. Un éveil qui s’effectue parfois dans la confusion, parfois dans le désordre. Parfois dans les déchirements et le drame au sein des sociétés du Sud.

Mais gardons la claire conscience du recul inexorable de la domination des anciens maîtres absolus du monde. Et de l’éveil salutaire d’autres voix.

Jacques Ould Aoudia est Économiste, et Vice-président de l’association franco- marocaine « Migrations et développement ».

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